Damasio le milieu-gardiste

Hemi_lien
38 min readDec 22, 2022
Illustration issue de la 4e de couverture de Scarlet & Novak

Il n’est pas rare de lire que le dernier roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, paru en 2019, constitue une synthèse du style et des thèmes qu’il s’est échiné à développer dans ses récits depuis plus de 20 ans. Et pour cause : une histoire centrée sur une société de contrôle, un capitalisme poussé à l’extrême et des technologies entravant les libertés, une écriture portée sur les néologismes, le jeu sur la typographie et une narration polyphonique, le tout avec une réflexion sur les concepts de vie et d’existence. Autant dire un savant mélange de ses sujets de prédilection. Mais cette longévité dans le milieu littéraire ne l’a pas rendu prolifique pour autant : il ne s’agissait alors que de son troisième roman, paru quinze ans après le précédent. Il faut dire que le bonhomme a acquis une solide réputation dès le début des années 2000 : sa virtuosité avec la langue française, ses univers riches et denses, ses réflexions profondes autant sur l’existence que sur les (nouvelles) organisations sociales lui ont valu d’être considéré comme un des auteurs francophones les plus respectés, à plus forte raison dans la littérature de science-fiction. Une nouvelle reconnaissance de son travail lui était d’ailleurs décernée en 2020 avec l’attribution pour la seconde fois du prestigieux Grand Prix de l’Imaginaire. Mais alors que son aura d’auteur autant engagé que talentueux ne cesse de s’étendre, quelques remarques font de même : Damasio, malgré son talent indéniable, ne parviendrait pas à dépasser certains de ses carcans. Parmi ceux-ci, sont convoqués son goût pour les textes parfois inutilement longs et complexes, sa convocation des mêmes concepts et figures philosophiques depuis le début de sa carrière, mais aussi son traitement parfois hasardeux de thèmes sortant de ses habitudes. Ses discours hostiles à la plupart des technologies, clairvoyants ou réactionnaires selon les points de vue, s’inscrivent par exemple dans une certaine ambivalence de ses œuvres, oscillant entre idées novatrices voire pionnières et déphasage plus ou moins assumé avec son époque.

Damasio, pour qui ne le connaîtrait pas encore, est un drôle de personnage. Figure majeure de la science-fiction littéraire française pourtant encore relativement peu connu du grand public, il est présent surtout dans des média alternatifs ou intellectuels pour amener une pensée critique sur les dérives autoritaires de l’Etat, les nouvelles technologies, le Big Data, l’absence d’espaces de démocratie directe ou encore des notions plus philosophiques comme la perte de liant entre les êtres humains. C’est un auteur qui laisse rarement indifférent, que ce soit par ses œuvres ou ses interventions médiatiques. Partisan d’une vision révolutionnaire des luttes sociales, il y joint un aspect spirituel dans le sens où il pousse son auditoire et son lectorat à dépasser ses conceptions initiales de la société et de la vie. C’est ainsi que l’écouter ou le lire peut souvent provoquer l’effet « pilule rouge » de Matrix, à savoir une brusque réalisation des ficelles de l’organisation sociale et une remise en cause profonde de sa propre manière de voir toute chose. Effet qui lui donne naturellement une image d’intellectuel pionnier. Personnellement, cela a eu son petit effet, du moins pendant un temps. Je le dis en connaissance de cause : ses discours ont pu m’inspirer pendant une période. Mais c’est surtout son écriture qui a été, plus qu’une inspiration, un objectif de rigueur dans tout ce que j’ai pu produire. Encore une fois, pendant un temps. Damasio est le genre de personne qu’il est facile de caricaturer, tant il convoque inlassablement les mêmes références et obéit, de son propre aveux, à des schémas récurrents. Il est ainsi difficile de ne pas trouver une interview ou une préface où il ne cite pas au moins une fois Gilles Deleuze ou Michel Foucault (deux philosophes exerçant une influence majeure sur son travail), ou la notion de « technococon ». Même si cela pourrait passer pour de la redite, il s’agit le plus souvent d’un socle idéologique qu’il développe et agrémente à chaque nouveau texte. Son écriture, très reconnaissable, est également sujette au détournement, tant par son attrait pour les longues envolées lyriques abstraites que par son utilisation intense d’un langage argotique, parfois au sein d’un même dialogue, le tout saupoudré de mots créés pour les besoins de son univers. Engagé à gauche, parfois jusqu’à en devenir une icône dans certains milieux, il a soutenu le mouvement des Gilets Jaunes à ses débuts et se montre particulièrement admiratif des mouvements de Nuit Debout et des différentes ZAD. Il se retrouve en revanche régulièrement affublé d’une image de boomer de gauche notamment en raison de sa vision jugée datée des luttes sociales, de difficultés à s’emparer de sujets récents comme le féminisme, l’antiracisme ou les luttes intersectionnelles en général, et de réticences à voir les technologies (et particulièrement les réseaux sociaux) comme un possible vecteur d’émancipation. Mais est-il pertinent de le réduire à sa caricature au vu de ses réflexions complexes ? D’un autre côté, est-il vraiment l’auteur avant-gardiste si souvent dépeint ? En route pour un petit (non) tour d’horizon.

La Zone, le vivant

Pour essayer de comprendre pourquoi Damasio est si reconnu et apprécié, mais aussi pour identifier ses forces et ses limites, penchons-nous pour commencer sur son premier roman La Zone du Dehors, paru en 1999. Un roman qui est encore aujourd’hui une des raisons pour lesquelles il est adulé comme une figure révolutionnaire. L’histoire se déroule en 2084 et se situe sur Cerclon, une ville construite sur un astéroïde en orbite autour de Saturne. Alors que les conflits meutriers sont réguliers sur Terre (la 4e Guerre Mondiale vient de s’achever), Cerclon fait office de ville modèle, où la paix et la démocratie règnent. Mais cette apparente tranquillité est maintenue par un système bien rodé : le Clastre. Tous les deux ans, chaque individu doit évaluer ses collègues de travail, sa famille, ses connaissances, selon un ensemble de critères arbitraires (qualité du travail effectué, gentillesse dans les relations publiques, dévotion, respect des lois, etc). En découle alors une hiérarchisation de l’ensemble de la population sous la forme d’un matricule d’une à cinq lettres qui fait office de prénom : le président est A, son premier ministre B, le gouvernement occupe le reste de l’alphabet, les hauts-fonctionnaires sont les deux-lettrés, et ainsi de suite jusqu’au dernier citoyen, Qualf (je crois). De la position dans ce classement dépend un certain nombre de possibilités : l’accès à des postes prestigieux, à des zones commerciales, des quartiers cossus,… A ce système s’ajoute une organisation omniprésente de la surveillance et du contrôle de la population. Micros et caméras omniprésents bien sûr mais aussi un système allant jusqu’à s’intégrer au sein même de l’architecture de la ville : la plupart des murs des bâtiments sont transparents, l’espace est essaimé de tours desquelles n’importe qui peut observer la population sans être vu et dénoncer anonymement les actes répréhensibles qui tomberaient dans son regard. Un petit groupe entend cependant lutter contre cette pseudo-démocratie : la Volte. On suit donc Captp, une des têtes pensantes, ainsi que les quatre autres membres du « Bosquet », le pôle décisionnel.

Deux caractéristiques des œuvres de Damasio apparaissent dès le résumé. Premièrement, son goût pour les néologismes : le mot Volte est issu du mot « révolte » sans le « ré », afin de transmettre l’idée non pas de renverser un système par un autre aux fondations comparables (Captp rappelle qu’une révolution désigne aussi un tour complet), mais bien se s’en détourner, de partir dans une autre direction, se rendre dans le Dehors (autant symboliquement que physiquement). En résulte un ensemble de termes issus de ce mot : la Volution, le Volte-face, les Voltés. On trouve aussi des termes comme la radzone (le quartier irradié), le dividu (idée critiquant l’individu réduit à un ensemble de données), autant de mots renvoyant instinctivement à un concept précis qui sera développé sur plusieurs pages. Autre caractéristique principale : la narration en polyphonie. Bien qu’ici Captp soit le personnage principal et le narrateur le plus présent, d’autres personnages vont régulièrement prendre la parole et raconter l’histoire de leur point de vue. Le changement est annoncé par le signe « > » en début de paragraphe et c’est à nous de comprendre qui parle en fonction du contexte et du style d’expression de chaque personnage (Slift a un langage vulgaire, Kamio une expression plus posée et réfléchie, etc). S’ajoutent à cela des grandes tirades des personnages, ayant pour but de développer leur pensée politique ou philosophique devant un auditoire (mais pas toujours), le tout teinté de poésie et d’abstrait. Dans le dernier quart du roman, mais surtout dans un passage précis, l’auteur va également jouer avec la nature même de son moyen d’expression : alors qu’un personnage est étouffé dans un espace tortueux et en mouvement, les mots vont s’entre-parasiter, se superposer dans un bouillon de typographies, de polices, de formes de texte, jusqu’à créer un ensemble indéchiffrable. Il ne faut alors plus lire mais regarder le texte, afin d’apercevoir l’image qui se crée sur la page que l’on lit.

Pour ce qui est du fond, Captp (et par extension Damasio comme on le comprendra assez vite) dévoile tout un argumentaire contre les dérives de la social-démocratie, des conséquences du lissage de la vie quotidienne sur la prise de conscience politique, l’illusion du libre arbitre dans une société de contrôle, ou encore l’aveuglement face au confort induit par la technologie, pour ne citer que quelques éléments. Mais surtout, Captp/Damasio se place explicitement dans la filiation d’une certaine philosophie. Assumant ses influences à bras-le-corps, sont ainsi mentionnés à plusieurs reprises au cours de l’œuvre des penseurs tels que Nietzsche, Deleuze ou Foucault pour ne citer qu’eux. Ces citations servent à illustrer les idées des personnages mais aussi à montrer comment la ville de Cerclon obéit aux concepts décrits et dénoncés par ces auteurs. L’exemple immédiat concerne les « tours panoptiques », mentionnées précédemment : de gigantesques immeubles aux vitres teintées utilisés comme postes d’observation citoyens, desquels on peut voir sans être vu. Bien que déjà utilisé dans d’autres romans comme 1984 ou Le Meilleur des Mondes, ce type d’architecture sert ici à extrapoler les travaux et pensées de Foucault et Deleuze sur le sujet, dans un contexte futuriste. Concernant la Volte, étant une organisation autoproclamée anarchiste, militant pour une autogestion du peuple en dehors de toute structure de pouvoir, ses actions ont pour but de souligner l’acceptation citoyenne envers un régime de contrôle, de rendre visible ce qui paraissait normal jusqu’ici. Elle pirate des portiques de zones commerciales pour qu’elles ne filtrent plus les citoyens en fonction de leur rang, désactive des dispositifs domotiques pour forcer leur utilisateurs à agir par eux-mêmes, etc. L’idée est de mettre en avant l’arsenal du pouvoir permettant de maintenir la population dans une apathie confortable.

La Zone du Dehors est en effet un support à un concept central chez Damasio : la dévitalité. L’idée selon laquelle l’humain perd sa faculté de dépassement de soi, d’amélioration de sa condition, de réflexion émancipatrice en raison de l’ensemble du confort dans lequel il s’est plongé : administratif (gestion de l’ensemble des tâches par un service dédié), technologique (transports automatiques, divertissements instantanés, …), ou social (des corps entiers de métiers sont dédiés à la satisfaction de quiconque à tout instant). Ce système (que l’on pourrait voir comme une espèce d’embourgeoisement insidieux à grande échelle) permettrait donc aux puissants de maintenir leur position durablement en rendant toute révolte contre-productive. Une idées centrale dans le roman puisque Captp, et la Volte avec lui, va s’efforcer d’inciter la population à constater sa soumission puis à sortir de son confort avilissant pour retrouver sa vitalité. Cela en dépit de son obéissance inconsciente à la société de contrôle qui aiguille le peuple dans ses opinions, ses désirs et ses idéaux. Tout le principe de La Zone du Dehors s’articule donc autour d’un brûlot politique à vocation révolutionnaire et avant-gardiste, à travers un filtre poétique.

(Attention, ce paragraphe évoque des violences sexuelles)

S’il s’agit de la première œuvre de Damasio que l’on lit, il y a fort à parier qu’elle fasse l’effet d’un électrochoc. Le genre qui donnerait naissance à un article dans un rubrique culturelle d’un journal avec un titre comprenant « claque », « baffe » ou tout autre mot du champ lexical de la mandale de forain. Rien d’étonnant avec une histoire aussi radicale, ouvertement inspirée de 1984. Mais si sa réflexion semble pertinente sur plusieurs points, notamment sur la façon dont est maintenue la société de contrôle, l’endoctrinement doux des individus et la dépolitisation des citoyens, elle atteint vite ses limites sur d’autres. Notamment une fois le choc initial passé, lorsque vient le temps de la prise de recul après une telle lecture. L’axe le plus évident est sans doute celui de l’analyse de la place des femmes dans la société de Cerclon. Damasio, à travers Captp, raconte que « l’égalité entre les sexes a été établie » il y a plusieurs années, sans plus de précisions quant à ce qui est entendu par « égalité » ni comment cela se concrétise dans le système (alors que jusqu’ici Captp ne s’est pas embarrassé de sobriété pour décrire en détail le reste dudit système (patience l’arnaque arrive)). Il est alors expliqué que cette égalité a eu pour conséquence de dépolitiser les femmes, qui ont alors raccroché les armes de la lutte et se sont fondues dans le système de Cerclon, sans y voir ses défauts inhérents. Et c’est là que le bât blesse, que la figure se fissure. Outre la méconnaissance criante des revendications féministes et de leur lien avec la lutte des classes qu’un contexte comme celui-ci suppose, il est l’un des éléments mettant en lumière le sexisme (n’ayons pas peur des mots) qui traverse l’œuvre en profondeur. Plus que des moments réguliers de misogynie frontale subtilement grimée en poésie ou en fronde sociale (les femmes sont soit des bourgeoises écervelées, soit des objets de désir pas plus finauds, on y reviendra), la Zone du Dehors multiplie surtout les contresens sur la question du féminisme. Quand la Volte commence à s’ostraciser et à prendre le contrôle d’une zone, Captp déclare que dans sa ZAD du futur le viol a été « éradiqué » (sic) en l’espace de deux semaines (sans développer davantage). Ce qui signifie qu’il ne l’était pas dans Cerclon ! Donc qu’il n’était pas une problématique comprise dans cette prétendue « égalité des sexes ». On pourrait alors, au bénéfice de l’auteur, imaginer que ce terme était employé de façon ironique par les personnages pour dénoncer l’absurdité ou la façade de cette victoire. Problème : si dans le passage on ressentait une certaine ironie, elle concernait les effets de l’ « égalité », pas sa véracité, elle ne conteste pas son existence. On en déduit que c’est bien l’auteur qui considère que la survie des violences sexuelles est compatible avec la notion d’égalité et de l’arrêt du combat féministe (certes jamais mentionné en ces termes mais en substance) . Car oui, le viol est encore présent dans Cerclon et on en arrive à un autre problème majeur de l’histoire : les Voltés revendiquent avoir « éradiqué » le viol, mais quelques chapitres plus tôt, on assistait à une scène où une des membres de la Volte (l’auteur laisse l’ambigüité de s’il s’agit de Captp ou d’un volté anonyme), frappe et tente de violer une bourgeoise car elle l’a agacé, l’acte étant présenté comme étant dans la lignée des autres actions de la Volte et jamais questionné par l’auteur. C’est donc le groupe pour lequel le viol est une arme de lutte qui prétend y avoir quasi-instantanément mis fin, on le rappelle, sans préciser comment. Par le pouvoir de la bonne volonté sans doute, pourquoi personne n’y a jamais pensé avant ? Cela traduit surtout une méconnaissance totale de Damasio sur le patriarcat, son caractère systémique et produit par les hommes, mais aussi d’une culture du viol solidement ancrée et jamais remise en cause ou même conscientisée (paradoxal pour un auteur s’évertuant à pousser son lectorat à prendre connaissance de sa matrice d’automatismes et de conformité à un système de domination). Pour ne pas paraphraser davantage, lire sur ces marques de sexisme dans La Zone, l’article « La Zone du cador » de Leïla Bergougnoux, Nina Faure et Yéléna Perret qui revient sur les formes de sexisme et de culture du viol dans l’œuvre (sur lesquelles j’ai voulu revenir ici), mais également du virilisme de bas étage ainsi que de certaines absurdités comme le fait que la Volte, décrite comme une organisation anarchiste, ait en réalité une hiérarchie stricte.

Un autre point intéressant, également évoqué dans l’article, concerne le personnage de Bdcht alias Boule de Chat, la petite amie de Captp. Il s’agit du seul vrai personnage féminin de toute l’histoire, décrit comme une étudiante de l’université (précisons que Captp est enseignant dans le même établissement et a plus de 30 ans…), jeune, jolie, un peu naïve, sensuelle, vive, très sensuelle, volage, encore sensuelle, docile, sensuelle ET sexy, à l’écoute de son homme, et sinon on vous a dit qu’elle était sensuelle aussi ??? Il est en réalité difficile de trouver un passage du livre où Captp ne parle pas de Boule (son surnom) sans en faire une figure de désir, la sexualiser, se pâmer à la vue de ses seins, ses fesses (on a évité de justesse le jeu de mot sur le boule de Boule) ou à quel point elle fait bien l’amour. Les passages où Boule et Captp sont ensemble sont d’ailleurs souvent l’occasion pour ce dernier de se fendre de longues proses intérieures poétiques, abstraites (régulièrement jusqu’à l’absurde), finissant nécessairement par évoquer à quel point il aime être en elle et divaguer sur son propre liquide reproducteur. Boule de Chat cristallise les paradoxes de l’écriture de la Zone et ses limites : alors que l’histoire se veut un dépassement de soi et de ses conceptions traditionnelle, des modèles sociaux qui nous semble si évidents que l’on ne les conscientise même pas, Damasio se retrouve incapable de voir des systèmes de domination autres que le capitalisme et la social-démocratie. Pire, son livre s’inscrit parfaitement dans la continuité du patriarcat, de la culture du viol et du virilisme. Il ne remet pas non plus en cause d’autres systèmes de contrôle, autant voire plus subtils, qui nous retiennent dans un espace exsangue de conformité dépolitisée. Car oui, sortir de la cis-hétéronormativité, du modèle de la famille nucléaire, de l’amour conjugal comme seul horizon d’accomplissement, c’est aussi aller dans son Dehors, c’est aussi ça la vraie Volte. C’est ici qui se serait située l’innovation.

La Zone s’inscrit au moins en partie dans le genre du cyberpunk, un sous-genre de la science-fiction tournant autour des thèmes de la technologie, des réseaux et de la relation homme-machine. Dans ce genre, le transhumanisme est un thème récurrent. Il est ici abordé lors d’un passage où Captp et Boule commentent l’usage d’un implant permettant de s’injecter non seulement de la musique directement dans le système nerveux, mais également de récréer et d’amplifier toutes les émotions grâces à des combinaisons d’hormones. Une occasion pour eux de pointer le danger de la technologie, qui fait perdre à l’humain son lien avec lui-même, sa vitalité, son envie de provoquer son bonheur par lui-même et pas par un intermédiaire auquel il délègue son pouvoir ou son contrôle sur lui. Un point de vue pas idiot en soi mais dont le manichéisme cache les possibilités d’émancipation de classe que le dispositif pourrait permettre. Imaginons par exemple que les appareils soient réemployés pour résister aux discours angoissants des politiques souhaitant légitimer des réformes autoritaires ou liberticides en annihilant les hormones responsables de la peur ou du repli sur soi, ou au contraire à recréer de l’empathie quand il est suggéré de ne pas en avoir face à des individus se révoltant contre un système oppressif, à celleux que l’on désigne comme les ennemis intérieurs. Il ne s’agit que d’un exemple mais qui ouvre la possibilité de considérer la technologie comme un outil allié d’une émancipation, même s’il peut être utilisé contre elle. Pourtant, Damasio s’évertue à considérer toute innovation technologique comme un danger et rien d’autre, à laquelle il faut renoncer sous peine de perdre sa liberté. Mais nous y reviendrons. Passons à la suite.

(Spoilers majeurs pour la Zone du Dehors, relativement vagues pour la Horde du Contrevent)

La Horde, le vif

La Horde du Contrevent, paru en 2004, se place dans un contexte radicalement différent. L’histoire suit un groupe d’une vingtaine de personnes dans un monde imaginaire, la bande de Contre, en permanence balayée par des vents d’intensité et de complexité variables. Le but de cette Horde, la 34e de l’Histoire, est de remonter la bande en partant de l’extrême-aval jusqu’à l’extrême-amont afin de découvrir l’origine des vents, ce qu’aucune horde n’a encore réussi à accomplir. Le groupe est considéré comme l’un des meilleurs depuis des générations et est surnommé « la dernière Horde » (comme pour leur donner raison, le roman est paginé à rebours : il se finit à la page 0). Ce trajet doit impérativement se faire à pied car un deuxième objectif s’ajoute à leur quête : observer toutes les formes de vent dont seules sept sur les neufs théorisées ont été recensées. La Horde est constituée d’individus formés pour la plupart dès leur enfance et ayant leur spécialité. Golgoth, le traceur, est à l’avant et sert de leader et de premier ouvreur. Sov est le scribe, qui se charge de consigner dans son carnet de Contre l’avancée de la Horde afin que les connaissances et l’expérience soient transmises aux générations futures. Oroshi est l’aéromaîtresse, celle capable de déterminer quel type de vent va souffler, d’anticiper ses effets, de prévoir leur comportement, etc. Alme est la soigneuse, Erg est le combattant-protecteur, Steppe est le géomaître, et ainsi de suite. En plus d’avoir une fonction définie, chaque membre a également une identité stylistique : à chaque personnage est associé un glyphe qui est affiché en début de paragraphe lorsque le narrateur ou la narratrice change. Leur style littéraire est également très reconnaissable : Golgoth, animé par une rage tenace mêlée à une détermination sans faille s’exprime essentiellement en argot virulent. Sov utilise un style descriptif mais littéraire, teinté de prose, tandis que Caracole, le troubadour, opte pour du lyrisme à tout-va, infusé d’absurde et d’abstrait. Le style littéraire de Damasio, déjà identifiable dans les élocutions des personnages, s’exprime avant tout dans la construction de l’univers et, une fois encore, les néologismes qui le parcourent. Leur sens est parfois précisément explicité dans le livre comme le furvent (un type de vent extrêmement violent), le slamino (un vent de plaine) ou le crivetz (un vent abrasif). D’autres fois, c’est la construction du mot qui indique sa signification, sans plus de détails : vélivélo, muage, chrone, feuleuse, fréole, … Un très grand soin est apporté à la sonorité des phrases et des mots, notamment lorsque Caracole est narrateur : les mots s’entrechoquent dans les phrases, leurs sons rebondissent jusqu’à un autre, illustrant l’allégresse ou la lourdeur d’un lieu, l’alarme ou la légèreté d’un évènement. Un chapitre entier présente d’ailleurs une joute verbale de haute volée, particulièrement satisfaisante et maîtrisée (quoiqu’un peu prétentieuse de la part de ce coquin d’Alain). Autre aspect notable : le scénario s’applique à brouiller les pistes sur l’issue de l’histoire : résolution de situations par une solution inattendue remettant en cause les connaissances acquises jusqu’ici, révélation de la fin du roman à mi-parcours tout en laissant un doute sur sa forme réelle, certains passages nous font peu à peu prendre l’habitude que chaque péripétie aura une conclusion imprévisible, voire désarçonnante.

Outre la maîtrise rédactionnelle, Damasio tisse le long de son histoire une réflexion d’une profondeur proportionnelle au jusqu’au-boutisme de l’éprouvante quête de l’origine des vents. Pensée plurielle sur le concept de vie, l’espace ténu entre l’essence et l’existence, les forces internes qui nous animent, l’histoire se veut une conceptualisation du palpable sous toutes formes. Fortement influencé par l’ouvrage Mille Plateaux de Gilles Deleuze (encore lui) et Félix Guattari, ainsi que par différents ouvrages de Nietzsche, Damasio propose à son tour une théorisation de la vie et de l’existence de toute chose à travers la multiplicité des vents. Sous le concept du vif, un vent particulier pouvant prendre de nombreux aspects et à l’origine de la plupart des éléments du monde, le roman décrit l’articulation existant entre les êtres, ce dont est fait notre essence, ce qui nous lie et nous anime. A travers les chrones, des vents mystiques plus ou moins conscients, c’est l’altérité de la perception, la mutation potentielle du corps (et de l’esprit), qui est touchée du doigt. Les dernières formes inconnues du vent touchent quant à elle à ce qui termine la vie, la force propre à chacun et chacune qui nous défait de notre vif, détricote nos fibres et annihile le souffle qui nous permet d’avancer (« nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents » est-il écrit sur la page de garde).

Inutile de s’en cacher plus longtemps, j’entretiens un rapport particulier avec la Horde du Contrevent que je considère comme ni plus ni moins qu’un chef-d’œuvre comme on n’en voit pas deux dans une décennie ni dans une carrière d’auteur. Difficile pour moi de tarir d’éloges à son sujet. Virtuose avec les mots, Damasio dévoile tout son savoir-faire brut de décoffrage sans faiblir le long de ses plus de 600 pages. On se sent dans la Horde, on côtoie cette troupe de tristes sires, prête à tout pour atteindre son but, dont le sens s’est perdu, se retrouve et se perd encore. Toutes et tous ont une raison différente de vouloir aller au bout du voyage ou d’y renoncer, puisant à chaque pas, la face frappée par des torrents d’air, dans une nouvelle poche de leur humanité, dans leur vif, que pas un ni une, ni même la personne qui lit, ne soupçonnait jusque-là. C’est une odyssée sans concession, qui va au bout de ses idées. Damasio réussi son pari, celui de décrire le continuum qui relie toute chose, palpable ou intime, mouvante comme inerte (l’est-elle vraiment ?). C’est une œuvre dont il est ardu de parler, tant il faut la lire entièrement pour que ses idées puissent être infusées, absorbées. Difficile donc de procéder à une analyse aussi directe que pour la Zone, le sens n’apparaissant que sous la surface. Le fait est que Damasio livre bien un propos, il est simplement bien plus complexe à assimiler puisqu’agissant moins comme un manifeste que comme un exercice de pensée dans un espace fictif, un « livre-univers » comme l’appelle très justement la quatrième de couverture d’une des éditions. Un terme mérité, tant Damasio couche sur sa toile tout le spectre de sa pensée, à grands coups de brosse aux couleurs savamment élaborées et de petits coups de pigments çà et là, comme pour faire d’un détail l’épicentre du vivant de l’œuvre. Même au niveau syntaxique et stylistique, le livre s’engouffre dans des espaces inédits notamment en illustrant des scènes avec un langage du vent, fait de signes de ponctuation avec chacun sa signification (une virgule sera associée à tel vent, un point d’exclamation à un autre, etc). On en vient à se demander si tous les signes du roman utilisés classiquement dans le corps du texte ne sont pas en réalité un gigantesque message codé. Le texte vit, mais pas comme on peut l’imaginer avec ce genre de phrases sans cesse répétées : les lettres, les caractères se meuvent, se libèrent (littéralement) du carcan des paragraphes et des phrases, et vont s’émanciper dans ce qu’il reste d’espace sur les pages. La Horde du Contrevent occupe une place singulière dans le bibliographie de Damasio, étant à l’heure actuelle son seul roman (et un de ses rares écrits) ne pouvant être directement rattaché à de la science-fiction. S’il fallait lui attribuer un genre, on opterait pour de la high fantasy, dans la même logique qu’un Seigneur des Anneaux (même si les deux n’ont rien à voir, si ce n’est les caractéristiques élémentaires de leur univers propres à leur genre, à savoir un monde coupé totalement de notre réel). Damasio se définit d’ailleurs davantage comme un auteur de littérature de l’imaginaire que de science-fiction, une appellation permettant d’inclure tous les genres de la fantasy. C’est précisément dans cet espace que Damasio produit le meilleur de lui-même : quand il s’éloigne de la science-fiction scolaire.

Malgré tout, s’il y a bien un aspect sur lequel il est aisé de porter une analyse, surtout en comparaison de la Zone, celui du traitement des personnages et surtout des personnages féminins (à tout hasard). Bien plus intéressant que dans son précédent roman, son groupe est ici plus divers, plus éclectique, plus complet. Bien que peuplée d’archétypes (mais pas de stéréotypes, la nuance est importante), la Horde contient une galerie foisonnante de trognes, de la gueule cassée à la fleur bleue en passant par le frappé du bulbe. Chaque personnage a sa fonction mais aucun n’est fonctionnel. Certes, certains ne prennent la parole qu’une seule fois dans toute l’histoire. Mais leur présence est ailleurs. Elle se trouve dans les mots des autres, qui parlent d’eux ou retranscrivent leurs paroles mieux que ce qu’ils auraient fait en tant que narrateurs. Ils donnent des détails ici et là sur le caractère de leur camarades, des anecdotes les concernant, un souvenir d’une de leurs actions déterminantes. Du côté des personnages féminins, on a également plus de diversité. Mais on retrouve encore et toujours les mêmes limites. Toutes ou presque occupent des rôles traditionnellement attribués à la féminité et au domestique, associés à des clichés plus ou moins sexistes : Calirhoé est la feuleuse (celle qui doit par tous les moyens s’assurer de créer du feu à la fin de la journée), décrite comme extrêmement désirable et ayant multiplié les partenaires, aucun autre personnage n’ayant droit à cette précision. Coriolis est la nouvelle recrue, fragile et naïve. Aoi est la cueilleuse/sourcière et Alme la soigneuse dont le glyphe « (.) » est censé évoquer un sein maternel. Toutes sont soumises aux décisions des membres principaux de la Horde et ont rarement leur mot à dire, sans que cela ne soit remis en cause (mais à la limite c’est le cas de presque tous les personnages, Golgoth ayant toujours le dernier mot). Seule Oroshi échappe à sa condition. L’aéromaîtresse est une des rares à tenir tête à qui s’oppose à elle, elle est respectée et écoutée, considérée comme une génie dans son domaine et est bien souvent le moteur de (ses) décisions. Il s’agit à mon sens du personnage le plus fin, celui qui complète le mieux l’univers des vents, le transcende à travers ses connaissances et ses études, tout en étant un élément déterminant de la Horde. Tout le contraire de la Boule de Chat de la Zone.

La Horde et la Zone, deux faces d’un éclat opposé

Parce que sortis à trois années d’intervalle avant d’attendre plus d’une décennie avant le roman suivant, parce que tous deux radicaux dans leur approche, parce que pétris de la même patte Damasienne, La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent pourraient être vus comme une continuité dans un premier abord. C’est, on l’a vu, plutôt l’inverse. L’élément le plus évident réside encore une fois dans leur genre, l’un de la science-fiction d’anticipation pur jus, l’autre de la high-fantasy plutôt éloignée des codes habituels. Leur pertinence et leur portée, les placent également en opposition : le propos de la Horde conserve encore aujourd’hui tout l’éclat de ses débuts, ses inspirations sont loin d’être périmées, et l’œuvre est bien partie pour être, osons le dire, un classique. Peut-être en sera-t-il de même pour la Zone. Mais en le lisant de nos jours, de notre décennie 2020, son propos parait daté, presque anachronique. Critique acerbe des illusions de liberté de la social-démocratie (le livre a été pensé pendant les mandats Mitterrand et écrit alors que Lionel Jospin était Premier Ministre, en pleine ascension du libéralisme, de la privatisation et de l’économie de marché), le propos de Damasio pouvait être pertinent dans un contexte de croissance économique, de développement technologique sans précédent et de relative stabilité sociale et d’optimisme. Une charge contre la tromperie d’une société où l’individu, affalé dans son confort, ses droits et son insouciance, en oublie de se rendre compte du système qui l’emprisonne qui semble en décalage avec l’époque actuelle. Entre la montée incessante du fascisme avec la complicité des néo-libéraux, les crises sociales, climatiques et démocratiques (pour ne citer qu’elles), une société où le pire des maux serait une social-démocratie méritocratique parait bien éloignée de la situation actuelle et de celle qui se profile. J’irais même jusqu’à avancer qu’avoir à régler uniquement les problèmes concernant la ville de Cerclon serait bien plus gérable que de gérer ceux qui se présentent à l’heure où ces lignes sont écrites. D’autant que, ne nous mentons pas : la surveillance globale, le contrôle du peuple par la technologie, les droits dépendants de la classe sociale sont des sujets avec lesquels nous devons déjà composer en plus des autres. Certes, Damasio dépeint une Terre ravagée par la 4e Guerre Mondiale où les conditions de vie sont affreuses. Mais il s’agit moins de prédire l’avenir de la situation internationale que de justifier dans son univers l’existence d’une ville sur un autre astre dont l’organisation sociale a été entièrement revue, ce qui lui permet de la modeler selon ses envies, de donner un corps à son discours. D’ailleurs, peu de contexte est donné dans le roman sur la façon dont la Terre s’est retrouvée dans cette situation et elle sert davantage de caution à l’argument « il est inutile de plaindre, c’est tout de même bien pire ailleurs ». A contrario, la Horde parvient à délivrer une pensée en dehors de tout repère. Son seul point commun avec notre réalité est que l’on parle d’êtres humains. Et c’est peut-être cela qui envoie l’œuvre tout droit au cosmos des histoires.

Malgré les écarts radicaux entre les deux romans, une ligne commune est tout de même repérable, ayant notamment trait à la personnalité et au style de Damasio. Au niveau de l’écriture on retrouve beaucoup ce jeu avec le langage, si distinctif. Poétique et abstrait dans les moments descriptifs, et beaucoup plus rocailleux, rempli d’argot et de ruptures de constructions grammaticales. Le tout agrémenté de nombreux néologismes, noms communs comme verbes, évoqués au début. Parfois, ces jeux de mots frôlent (voire percutent) le ridicule, si bien que l’on pourrait très bien les retrouver sur des pages Facebook de boomers ou de conspirationnistes. Damasio est du genre qui pourrait avoir inventé le « gouverne-ment » utilisé par certains. C’est d’ailleurs souvent par ce biais qu’il est parodié, notamment à cause de sa surutilisation en interview du mot « technococon », terme de son invention censé illustrer notre dépendance aux technologies et réseaux numériques sans lesquels nous nous sentirions en danger, vulnérables. D’autres termes comme « self serf-vice » s’intègrent dans cette continuité des jeux de mots auxquels on pourrait se moquer en répondant (de manière peu pertinente) « sa en dit long sur la sociéter……… » mais où une autre analyse apparaît. Damasio déteste le confort plus que la technologie. Ce qui fluidifie la vie, décharge l’humain de tâches jusqu’à lui prémâcher le travail à tel point qu’il ne réalise même plus ce qu’il ne sait plus faire, tout cela Damasio le conspue. Si une partie de cette critique semble justifiée notamment au regard de la dépendance, de la sédentarisation et de la perte d’autonomie, on peut vite se rendre compte que le bonhomme va bien plus loin et dépasse le simple cadre de l’oisiveté intellectuelle. L’un des liens entre la Horde et la Zone se situe en effet au niveau du concept de Vitalité, évoqué au début. Là où dans la Zone on observe l’humain perdre sa force de vie, son existence au-delà de soi-même, n’être réduit qu’à un « dividu », le contraire s’opère dans le roman suivant. La Horde n’a de cesse de vivre, d’occuper l’espace, se connecter au monde qu’elle parcourt, repousser les limites de ce que les corps permettent mais aussi ce pour quoi leurs fibres sont faites. La vitalité déborde de la Horde, si bien qu’elle irradie les humains qu’elle croise mais accueille aussi les vitalités délaissées, orphelines. Mais ce concept phare de Damasio s’heurte bien vite à une dérive majeure : celle d’un virilisme omniprésent dans ses deux premiers romans. Le confort, on l’a vu, les personnages de Damasio le détestent, préférant souvent une espèce de souffrance émancipatrice. Golgoth dans la Horde et Captp dans la Zone en sont les exemples les plus évidents mais presque tous les personnages vont abonder dans ce sens au moins une fois. Mais il ne s’agit pas du seul aspect réprouvé : les personnages (essentiellement les hommes) vont s’en prendre aux formes de sensibilité, de peur et de doute que pourraient exprimer les anonymes, les compagnons éphémères, la plèbe qui ne fait pas partie du groupe. Ce qui tourne autour de ces émotions, et plus globalement à ce qui est traditionnellement attribué à la féminité, finit à un moment ou à un autre par être le symbole de ce qui ralentit, embourbe le groupe dans le chemin vers sa quête. Sans revenir sur l’exemple de «peut-être Captp » qui agresse une bourgeoise en raison de sa prétendue faiblesse, on peut citer ce passage où des anciens Voltés emmenés en camp de redressement reviennent « efféminés »(sic), incapables de violence, à cause de bonté et d’amour. Ces autres moments où Golgoth, bien que controversé parmi sa Horde, est unanimement loué pour sa virilité sans faille, sa détermination tirée de son absence totale d’empathie. Évoquons enfin ces passages où la Volte, alors qu’elle vient de piéger un dispositif qui a grièvement blessé une enfant, enjoint ces membres à ne pas ressentir de tristesse ou d’empathie pour la fillette alors que l’acte est à moitié regretté par Captp lui-même.

C’est à mon sens ici que l’on touche le nœud du problème : Damasio, dans son aura d’auteur révolutionnaire (dans son écriture comme dans ses idées), prêt à dynamiter la littérature de l’Imaginaire française et à provoquer des prises de conscience brutales, n’en reste pas moins un produit de son époque. Un homme de la génération X, s’étant construit après les acquis sociaux des vagues de contestation sociale des années 60–70, habitué des milieux intellectuels. Un homme à l’ancienne. Le virilisme de ses œuvres est le témoin. Damasio, dans sa quête de renverser le système, d’être sur la brèche, ne parvient pas à effectuer sa propre Volte. Il conserve sa vision profondément masculine(iste), viriliste, patriarcale, hétéronormée, blanche, acquise à travers son environnement et correspondant à son statut social. Haranguer de sortir de sa Zone, de ne faire qu’un avec son Vif, ne lui aura pas permis de discerner ses propres limites dans lesquelles il s’enferme. Volontairement ? Car Damasio ne semble pas faire grand cas des mouvements sociaux d’ampleur de ces dernières années (à l’exception notable du mouvement des Gilets Jaunes). Même s’il semble apprécier les mobilisations des populations contre les formes d’oppression, tout juste en parle-t-il comme d’un fait d’actualité, comme il en arrive chaque année, qui ne sera pas de nature à modifier sa vision des choses. Son enfermement de posture se ressent aussi dans son aversion envers les nouvelles technologies, en particulier celles de l’information et de la communication. Il est vrai que ses démonstrations, notamment en interview, peuvent permettre une prise de conscience quasi-immédiate des limites de notre système et des illusions de notre liberté, surtout auprès d’un public peu politisé. Son discours n’est pas dénué de légitimité : les révélations successives sur les pratiques des géants du numérique et des gouvernements parlent pour lui. Mais son jusqu’au-boutisme sur ce sujet l’entraîne vers des contradictions criantes. Comment présenter les réseaux sociaux, les téléphones portables, Internet, comme des armes de soumission massive et rien d’autre alors que sans elles des mouvements comme MeToo, Black Lives Matter et tant d’autres (dont les Gilets Jaunes, oups) n’auraient pas eu autant d’impact ? Alors même qu’il s’agit du projet d’émancipation qu’il ne cesse de porter. Certes, ces mouvements n’ont pas abouti à une révolution profonde et généralisée des sociétés. Pas encore en tout cas. Tout juste ont-ils fait avancer des mentalités et ont modifié des pratiques ici et là. Certes, les dangers de manipulation, de surveillance globale, de manipulation du libre arbitre, d’atteinte à la vie privée et de commerce des données personnelles sont réels. Mais doit-on s’en priver alors qu’elles permettent justement à des projets révolutionnaires, radicaux, de s’organiser plus efficacement que par le passé ? Damasio semble d’ailleurs omettre sciemment que son succès auprès des plus jeunes générations, outre le bouche à oreille indéniable, s’est construit grâce à ses apparitions sur la toile, aux chroniques de vidéastes, aux forums de passionnés. Son discours a traversé les générations précisément grâce au système qu’il exècre. On s’en rend vite compte, sa pensée est ambivalente, « entre tradition et modernité » comme dirait un reportage télé sur un pays d’Asie. Si bien qu’il est difficile, en se restreignant à ses premières œuvres, de comprendre l’entièreté de sa réflexion. Mais essayons de clarifier les choses. Ses deux premiers romans, aussi denses soient-ils, ne sont pas exhaustifs de sa pensée. La pièce manquante se trouve dans sa galaxie d’œuvres annexes.

La forêt derrière les deux arbres

Adepte des romans de la taille d’un parpaing même en format poche, Damasio est en réalité plus régulier dans le milieu des nouvelles. Régulièrement sollicité dans divers magazines et revues, la grande majorité de ses écrits est disponible dans le recueil Aucun souvenir assez solide. On y trouve plusieurs histoires au style et thèmes très variés et, recueil oblige, à l’intérêt inégal. Ses sujets de prédilection, en revanche, ne manquent pas à l’appel. Les Hauts® Parleurs® décrit une société où les mots de vocabulaire ont été privatisés par les multinationales. Dans So Phare Away, une ville entièrement dédiée aux véhicules ne permet aux habitants de communiquer que par l’intermédiaire de phares. Annah à travers la harpe raconte la quête d’un père pour retrouver sa fille disparue dans un espace étrange. Inutile d’en dire plus, on retrouve la substantifique moelle du style Damasio, les néologismes, les sociétés de contrôle, les univers oniriques, les passages à la limite de l’abstraction, les jeux sur le texte en tant qu’image. A ceci près que cette fois-ci Damasio aborde le thème de la dépendance à la technologie et de ses effets néfastes . Tantôt de manière subtile, en métaphorisant les communications saturées et inégales des réseaux sociaux avec les phares (avec au passage un jeu sur le texte-image assez ingénieux). Le tout sans rentrer dans la caricature et en délivrant un propos nuancé (bien que libre d’interprétation) sur la place des systèmes de communication dans nos interactions sociales, et de l’idée qu’un système au départ égalitaire et neutre devienne perverti par l’influence du libéralisme. D’autres fois plus frontal, quand sa nouvelle raconte une course d’enfants tentant de traverser un parcours du combattant rempli d’une myriade de systèmes d’identification faciale, de puces de traçage, de drone de reconnaissance, etc. C’est donc un pot-pourri de son style que Damasio nous offre dans ce recueil, avec ses forces comme ses écueils, en premier lieu ces passages invraisemblables à la limite de l’imbuvable. Mais surtout, sa pensée à propos des technologies de l’information trouve enfin sa formalisation en fiction, et s’avère, pour le peu que l’on puisse en juger, moins stéréotypée que ce que l’on aurait pu penser au premier abord et porteuse d’un message loin d’être inintéressant.

Dans un tout autre genre, Damasio a été un des cofondateurs du studio de développement de jeux vidéo Don’t Nod, principalement connu pour avoir créé la série des Life Is Strange. Aux balbutiements de son entreprise, il a pris en charge la bible littéraire et la première version du scénario du jeu qui deviendra Remember Me, première œuvre du studio. L’histoire se déroule à Néo-Paris, version futuriste de la capitale, en 2084 (encore). Après avoir connu une guerre intense, la société a évolué autour du commerce des souvenirs : presque tout le monde dispose d’un implant multifonction permettant de les stocker, les conserver voire de les extraire ou d’en recevoir. On y contrôle Nilin, une chasseuse de souvenirs amnésique en quête de sa mémoire, accompagnée de Edge, un de ses supposés anciens comparses « eroristes ». Ce mot sera d’ailleurs la contribution la plus évidente de Damasio à l’univers du jeu, tant son style s’y reconnait. Première nouveauté par rapport aux habitudes : le seul personnage principal est une femme métisse, représentation rarissime autant dans le milieu du jeu vidéo que dans celui de Damasio. Celle-ci, contrairement à ses quelques prédécesseuses n’est (presque) pas sexualisée, n’est pas réduite à son genre et à ses stéréotypes et bénéficie d’un bel arc narratif. Si Damasio a plus tard déclaré qu’il regrettait que la version finale du scénario s’éloigne relativement de son rendu initial (le personnage de Nilin devait selon lui être significativement plus développé), on en viendrait presque à se contenter du résultat connaissant le passif du monsieur. Du reste, même si l’univers est assez original et attrayant, en plus d’être visuellement recherché, le fond reste dans les habitudes de Damasio : les multinationales font la loi à travers un contrôle de la population, en partie à travers l’usage quasi obligatoire d’une technologie infligeant une relation de dépendance. La société entière est connectée, on gagne en confort ce que l’on perd en libertés individuelles et en libre arbitre. Et les villes sont militarisées avec une répression violente de la part du pouvoir, notamment envers les défenseurs de la liberté des personnes. Rien de bien nouveau en ce qui concerne le côté « technococon » de Damasio donc. La nouveauté se situe davantage du côté philosophique des souvenirs, de leur aspect fugace et falsifiable, leur caractère volatil, en ce qu’ils sont des reproductions partielles d’un évènement plutôt qu’une photographie fidèle. Les souvenirs, même archivés, n’en demeurent pas moins des objets fugaces, fluides, évanescents. Tenter de les figer reviendrait à attraper un nuage au lasso. La portée artistique-philosophique est donc à la hauteur de ce que Damasio a l’habitude de produire. En revanche, la portée politique est, comme on pouvait s’y attendre avec la frilosité du milieu du jeu vidéo sur ce sujet, réduite à sa plus simple portée figurative, sans apporter une véritable réflexion qui ne serait induite par une interprétation du joueur ou de la joueuse.

La dernière production de Damasio en dehors du roman est de nouveau du côté des nouvelles, et à ce jour son dernier écrit commercialisé. Il s’agit de Scarlett & Novak, une nouvelle ciblée pour la jeunesse. Il m’apparaît important, et même déterminant pour cette analyse d’étudier cet écrit en particulier. Étant le dernier ouvrage de Damasio, il est censé représenter sa pensée la plus récente. Écrit pour « les jeunes » et abordant le sujet de la dépendance à la technologie, son propos va nécessairement adopter sa forme à un lectorat différent, moins familier pour une partie à une prose complexe comme il en sert souvent. Autrement dit, on peut légitimement considérer Scarlett & Novak si ce n’est comme une synthèse de sa pensée, au moins comme un résumé faisant office d’introduction à son travail. Un écrit vitrine en quelque sorte. La tâche est d’autant plus intéressante qu’elle représente la vision de « ce que les jeunes sont capables de lire » et de la jeunesse en général que se fait Damasio. Alors ? Verdict ? Eh ben c’est pas dingue. Genre pas ouf du tout. Voire un peu mauvais. Peut-être même claqué au sol. Sur la forme déjà, la structure est particulière. Le livre fait 30 pages, une taille plutôt standard pour une nouvelle de Damasio en format poche. Mais ce qui choque c’est la disposition du texte. Très aéré, il est écrit avec une taille de police plutôt élevée, des interlignes immenses et des en-tête/pieds de page costauds. Ce qui aboutit naturellement à un texte très court, fini en une trentaine de minutes au grand maximum, et à des pages comportant une petite quinzaine de lignes à tout casser, pour la plupart des dialogues. Les chapitres eux non plus ne s’étalent pas en longueur : à peine cinq pages chacun, qui s’enchaînent donc très vite. Avant même d’aborder l’histoire, la forme donnée à la nouvelle véhicule déjà l’idée de Damasio sur la jeunesse : incapable de se concentrer sur ses textes denses, elle ne peut consommer (car oui elle consomme l’art) que ce qui est rapide, rythmé, court, digeste. Il faut faire du Tiktok littéraire, sinon ils vont scroller vers un autre livre, voire vers pas de livre du tout. Les jeunes d’aujourd’hui sont biberonnés à l’économie de l’attention des GAFAM, alors comprenez-vous, il faut s’adapter à leur système de récompense gorgé d’endorphines en les récompensant toutes les 30 secondes. Du texte oui, mais en moins de 280 caractères, sans mots compliqués, avec des tournures de phrases simples, sinon finito ils décampent vers le téléphone. Ce qui a pour conséquence de faire de Scarlett & Novak l’ouvrage de Damasio le plus pauvre stylistiquement. Ne reste alors que le propos qui, longueur du roman oblige, va être intégralement dévoilé dans les prochaines lignes. Dans un futur pas si lointain, Novak est un jeune homme poursuivi par des types louches dans le rue. Il tente de s’échapper à l’aide de son brightphone, incarné par l’intelligence artificielle Scarlett, qui connaît tout de Novak. Malgré ses conseils sur la route à prendre pour semer ses poursuivants, l’analyse de leurs informations personnelles et tout un tas d’autres informations murmurées par Scarlett, Novak se fait attraper et dépouiller de son brightphone. Seul et hébété, il se retrouve impuissant, car absolument tout ce qu’il pouvait faire dépendait de son portable : acheter, se déplacer, communiquer, etc. Ne connaissant pas le chemin pour rentrer chez lui (il se fiait systématiquement à son GPS), il se perd mais redécouvre sa ville, ses décors, ses habitants, ses rues, flâne et découvre une certaine liberté hors de la technologie. Il retrouve finalement son chemin et propose à un ami de se balader avec lui. Fin. C’est tout. 5€.

Plusieurs choses à analyser. Tout d’abord, un détail fugace mais qui a son importance : quand Scarlett cherche des informations sur les poursuivants, elle précise à Novak que les sites qu’ils ont le plus consulté dernièrement sont des sites sportifs (attention les poursuivants courent vite), des forums de hacking (attention ils vont tout prendre du brightphone) et… des sites pornographiques gays (attention à quoi du coup ???). Se sachant poursuivi par des homosexuels, Novak a alors une montée d’adrénaline et continue sa ruée. Et zou on ne reparlera plus de la sexualité des malfrats. Keskekoi ??? Pourquoi ? Pourquoi ce sous-entendu ignoble ? Pourquoi balancer une saleté homophobe comme ça ? Qu’est-ce que ça fout là ? Qui plus est dans un livre jeunesse. C’est ça les valeurs à transmettre ? Les voleurs de téléphone, s’ils t’attrapent, il va t’arriver des bricoles et encore plus s’ils sont gays ? Tellement de sous-entendus immondes dans une si petite phrase et autant d’incompréhension. Bref, on continue. Envie de caner nonobstant.

Il n’échappera à personne que Novak représente « le jeune » ou du moins la vision que Damasio en a. Complètement accro à son téléphone, devenu à la fois un nouvel organe de son corps mais également une figure amoureuse sans lesquels il ne peut plus vivre. Lui retirer revient à le priver de vie. Et Novak, démuni, n’a plus aucune ressource car il ne sait rien faire seul. Pour un texte censé s’adresser à la jeunesse, Damasio donne férocement l’idée qu’il la méprise, en la réduisant à son cliché le plus éculé devenu un stéréotype de réflexion de boomer. Certes, l’addiction aux écrans est un sujet important, qui est loin de ne toucher que les moins de 35 ans par ailleurs. Mais celle-ci dépend d’un ensemble de facteurs, de l’environnement de la personne, de son éducation, de son besoin de réconfort, de ses insécurités, sa situation et tant d’autres paramètres. Et aussi et surtout du talent conséquent des entreprises de la tech pour rendre leurs produits indispensables aussi bien socialement que personnellement. Et ce dernier point, Damasio en est conscient. Alors pourquoi ce postulat aussi paternalisant et condescendant ? Le propos de la nouvelle pourrait se réduire à « lève les yeux de ton téléphone ». Une phrase que toute personne née pendant ou après l’avènement des nouvelles technologies n’a eu de cesse d’entendre. Alors pourquoi le dire une fois de plus ? S’est-il cru original ? S’est-il dit que son talent d’écrivain lui permettrait de faire entendre le message une bonne fois pour toutes, avec un développement implacable qui aboutirait à un mind-blow générationnel ? Dans ce cas, pourquoi un texte aussi court, aussi rachitique ? Pourquoi ne rien développer, se cantonner à une histoire taillée pour un timbre ? Et qui a causé quoi ? La volonté d’un texte réduit qui a donné vie à un propos superficiel ou l’inverse ? Ou peut-être que les deux vont de pair et que rien n’est développé non par contrainte mais parce qu’il n’en a pas besoin, les quelques lignes permettant d’être exhaustif sur sa pensée. Avec une telle intention comment s’étonner du résultat : une tape sur l’épaule, piètre vision de la jeunesse.

Ce qui a manqué à Damasio, c’est de la légitimité. Oui, son intention est bien fondée. Mais on le sent, on le sait, il n’utilise pas de smartphone, ne vas sur les réseaux sociaux, n’a pas de technococon. Grand bien lui en fasse, mais qu’il comprenne que sa connaissance de son sujet en pâtit, et qu’il en vient à grossir le trait. Que les choses soient claires, hiérarchiser les luttes ne me paraît pas être sain, d’autant plus quand elles se croisent dans leurs intérêts. Car la dépendance à la technologie, alimentée entre autres par les multinationales toujours plus gourmandes en temps de cerveau disponible et en données personnelles, sert les intérêts du capitalisme, lui-même responsable d’une hiérarchie des populations et de la destruction du vivant . Il se pourrait qu’en voulant absolument se placer à l’avant-garde, le monsieur ait oublié la forêt cachée par l’arbre.

Le spectre du divisible

Alors, Damasio, grand auteur visionnaire du XXIe siècle ? Dans un sens oui : ses qualités littéraire sont indéniables, sa virtuosité avec les mots force le respect, son engagement dans ses idées, à la hauteur de ses ambitions artistiques, le distingue du reste de la sphère de la littérature de l’imaginaire. La question n’est pas de savoir s’il sera considéré comme un grand de son siècle, au moins pour sa catégorie, : c’est déjà le cas. Souvent cité comme un modèle par ses confrères, recommandé dans des listes de lectures dans des établissements scolaires et régulièrement invité à s’exprimer dans des émissions intellectuelles, son empreinte est déjà conséquente, encore plus impressionnante pour un auteur de science-fiction français. Ce qu’il faut régler, c’est plutôt de savoir le degré de crédit à lui accorder : après toutes ces pages de développement, que retenir de sa pertinence ? Pour continuer sur la lancée du début de ce paragraphe, il faut bien lui reconnaître un style travaillé, digne d’un orfèvre des mots, manipulant tous les ressorts syntaxiques de la langue française, les pliants et les réorganisant pour que le résultat soit du nouveau issu du connu. Le tout surmonté d’un socle philosophique bien solide. Sur certains points, et dans une relative mesure, son discours engagé et la façon dont il le développe en tissant ses univers et ses personnages d’autant de fibres que de couches argumentaires a quelque chose de radical, qui dérange dans le bon sens : il tend un miroir, et c’est souvent quand on y découvre un portrait boursouflé d’un figure que l’on imaginait harmonieuse que l’on se motive à changer. Le jusqu’au-boutisme dont il fait preuve, autant dans son écriture que dans ses thèmes a quelque chose de fascinant, mais aussi de libérateur quand pour la première fois on se mange une mandale littéraire sortie du fond du cosmos.

Mais cela suffit-il à en faire un avant-gardiste ? Il en faudrait non seulement plus que ça, mais aussi bien mieux que ça. On pourrait d’abord penser que reprendre ses thèmes de travaux déjà effectués est un gage de manque d’originalité , mais je suis convaincu du contraire, tant il me paraît utile d’illustrer par l’art des réflexions parfois trop abstraites, pour ne pas dire absconses. Ce qui est gênant dans le travail de Damasio, comme un boulet qu’il traîne, c’est sa suffisance. Arc-bouté sur les valeurs de son époque et de sa classe sociale, il ne voit jamais l’intérêt de faire évoluer certaines de ses thématiques, et encore moins ses habitudes scénaristiques et ses opinions à l’emporte-pièce. Sexisme quasi-omniprésent, masculinisme sur un piédestal et homophobie en embuscade ne l’ont jamais dérangé et encore moins s’est-il remis en question, s’alignant sur les réacs qu’il veut pourtant combattre. Les angles morts dans sa réflexion sont nombreux quand les angles vivaces ont tendance à s’épuiser, manquer de pertinence, s’écrouler devant le devenir du monde. La principale faiblesse de Damasio se manifeste quand il écrit sur ce qu’il pense connaître, sur les sujets dont la maîtrise lui semble acquise. Son fourvoiement lui fait alors convoquer les plus ridicules conclusions. En regardant les paragraphes qui ont précédé, une tendance se distingue : ses ouvrages sont empreints de dualité non pas en eux mais entre eux. Entre la pertinence ou non de ses écrits, quasiment en alternance, l’univers tantôt d’anticipation tantôt rêveur, le style tic-tacant entre le clinquant ronflant et le ballet des mots, sa bibliographie a des airs de jumeaux ennemis.

Alors comment conclure ? C’est la dernière partie, il faut trancher, se jeter à l’eau. Pour être tout à fait honnête, Damasio a été une grande source d’inspiration dans tout ce que j’ai pu écrire depuis que j’ai lu la Horde. Comment oublier ce sentiment d’exaltation à la fin de ses dernières pages, qui se terminent systématiquement comme les meilleures œuvres : par une rupture dans l’instant, l’arrêt de l’histoire alors qu’une nouvelle commence après la dernière image. Une respiration avortée. Damasio c’est le symbole d’une exigence d’écriture, de toujours chercher à se dépasser, toujours s’inventer, réinventer. Atteindre une maestria impalpable. Mais englué de défauts, qu’on ne peut oublier, qui ont altéré son image pour longtemps. On finit invariablement, comme en voyant un parent vieillir, par découvrir les failles de nos modèles que l’on admirait pieusement. Constater tristement et impuissant leurs écueils. De là, j’entends souvent deux chemins possibles : se fondre dans l’alliage de la statue, s’en enrichir pour la renforcer jusqu’à en devenir une copie d’un nouveau métal. Ou la faire s’effondrer, l’abréger dans sa déchéance. Détruire l’icône puis partir en gardant le souvenir de son éclat d’antan. J’ai, je crois, déjà fait ce choix depuis longtemps. Je l’ai déjà fait :

S’éloigner, le souffle coupé.

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Hemi_lien

Zigoto gratte-papier 🦉 Société, luttes sociales, pop culture et tout un tas de bidules en tout genre. Photo par Macowka. Instagram : @hemi_lien