La pop culture est-elle mature ?

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11 min readMay 1, 2021

Questionnements sur l’utilisation médiatique du terme

Devenue un argument commercial face à un paysage culturel vu comme de plus en plus lisse, la qualification de « mature » pour une œuvre ou un contenu tend à fleurir ici et là dans les campagnes promotionnelles, comme un label de qualité en opposition aux productions grand public, celles des grandes sociétés de divertissement en tête. Nombre d’actions promotionnelles et de sujets dans les médias n’hésitent pas à mettre le terme en avant, parfois très en amont de la sortie, lorsqu’un projet est encore en développement. Un moyen simple et efficace de retenir l’attention d’un public en demande d’un traitement plus en profondeur, plus sérieux, moins enfantin, moins familial. Une façon d’envoyer le message que ce que l’on verra, lira, entendra, jouera, sera accessible uniquement à un public avec un minimum d’expérience, avec un certain bagage intellectuel, qui acceptera d’être confronté à des thèmes bien spécifiques. « Une œuvre mature », c’est aussi ce que l’on peut lire et entendre dans maintes critiques et analyses louant une production sans concessions, qui n’hésite pas à prendre à bras-le-corps des sujets plus sérieux, supposément plus risqués artistiquement. Pourtant, en y regardant de plus près, les œuvres que l’on qualifie ainsi semblent pour beaucoup offrir une interprétation bien précise et ciblée du concept de contenu mature. Dans quelle mesure et à quel point ? Voyons cela.

Avant toute chose que désigne-t-on lorsque l’on parle de maturité (ici entendue au sens d’intellectuelle uniquement) ? Puisqu’il faut bien commencer quelque part, le Larousse définit la maturité comme « [la] sûreté dans le domaine du jugement, de la réflexion (en particulier en fonction de l’âge) ». Une définition que l’on retrouve chez le Robert, qui ajoute : « l’âge mûr, qui suit immédiatement la jeunesse ». Avec pour synonymes « sagesse », « circonspection » (retenue prudente), « plénitude », « épanouissement ». Il y a donc dans ce terme l’idée de capacités de compréhension inaccessibles aux personnes encore dans l’enfance et l’adolescence, celles qui ne possèdent pas le recul et l’expériences nécessaires, qui n’ont pas encore certaines clefs de lecture. On trouve aussi l’idée du sérieux avec lequel on traite et analyse les évènements, que l’on obtiendrait avec l’âge, ainsi que celle de l’aboutissement dans les réflexions. Avoir une œuvre mature consisterait donc à aborder des sujets typiquement adultes et à pousser profondément une pensée sur des thèmes sérieux, voire graves, pour lesquels des personnes en dessous d’un certain âge n’y trouveraient pas d’intérêt ou n’auraient pas les éléments nécessaires à la compréhension. Le terme « adulte » est d’ailleurs à préciser : parfois employé comme synonyme de « mature », y compris dans les promotions et discussions sur des œuvres, il contient aussi un sens de seuil d’âge légal. On parlera parfois de contenu « adulte » pour désigner ce qui n’est pas accessible légalement aux mineurs (par exemple les contenus pornographiques ou trop violents). Les campagnes de promotion et les différents médias amalgamant les deux termes sans nécessairement penser à l’aspect réglementaire (on trouve par exemple la catégorie « série d’animation pour adultes » sur Netflix), ils sont donc à considérer comme équivalents ici.

Les termes maintenant définis et délimités, il s’agit d’analyser leur exploitation dans les œuvres où ils sont invoqués, en observant leur contenu. Un premier constat est que certaines campagnes promotionnelles en France sont calquées sur leur équivalent américain, reprenant parfois les mêmes phrases au mot près. Or, le terme anglais « mature » est utilisé par certains organismes d’évaluation des contenus comme l’ESRB (Entertainment Software Rating Board) lorsqu’un produit contient « une violence intense, un contenu sexuel ou un langage violent ». Le terme « mature themes », sous-entendant un contenu qui vaudrait une telle classification, est alors parfois employé pour parler d’une production, puis traduit tel quel en français et réemployé par la presse. De la même manière en France, le terme « contenu mature » fait souvent référence à un caractère sexuel (on ne s’étonnera que peu des résultats que renvoie une recherche « films matures » sur Internet …). Écartons donc ces emplois du terme avec une connotation légale pour se concentrer sur les utilisations faisant référence au fond du propos développé dans les films, séries, jeux, livres et bandes-dessinées. Parmi les œuvres connues et récentes ayant été qualifiées de matures par les médias ou les créatifs eux-mêmes, on peut citer Love, Death and Robots (série anthologique de science-fiction), Cyberpunk 2077 (jeu vidéo dans un univers… Cyberpunk*, vous l’aurez deviné), Logan (film de super-héros) ou encore Game of Thrones (série télévisée de fantasy). Bien qu’ayant des thèmes et des univers très différents et prenant place sur des supports distincts, il apparaît immédiatement des points communs dans leur traitement. Il s’agit en effet de contenus capitalisant fortement sur leurs scènes crues et n’hésitant pas à mettre en avant ce qui justifie une restriction d’audience. Comprendre que la violence y est mise en avant, importante, esthétisée, omniprésente et également le cœur de l’univers, tout comme la sexualité et la nudité à outrance, voire ostentatoire, parfois comme simple figuration ou ressort scénaristique. En regardant plus largement les productions à forte audience pour lesquelles la maturité a été louée, on remarque régulièrement la présence de ce diptyque (ou au moins une des deux composantes), fortement mis en avant, à tel point qu’il en devient un pilier de l’identité de l’œuvre. Sans lui, elle n’est plus.

La série Love, Death and Robots fait partie des productions pour lesquelles la notion de maturité a été mise en avant au point d’en faire un argument en faveur de son visionnage

Prenons un autre exemple, celui de la licence The Witcher. Issue d’une série de romans de l’écrivain Andrzej Sapkowski, elle a connu deux grandes adaptations (outre un téléfilm) : une trilogie de jeux vidéo par le studio CD Projekt (également développeur de Cyberpunk 2077) dont le troisième épisode sorti en 2015 est de loin le plus populaire, et une série télévisée par Netflix, sortie en 2019. Bien qu’exploitant le même univers, les deux adaptations n’ont pas exactement les mêmes thèmes : la série suit les romans et aborde essentiellement les questions du moindre mal et de la destinée, tandis que The Witcher 3 se concentre sur les liens de la paternité et dans une seconde mesure sur l’obscurantisme. Pourtant, les innombrables articles, critiques et autres publicités mettaient moins en avant ces thèmes que l’action que l’on y trouvait en l’associant au terme « mature » de la même manière pour les deux adaptations. Car leur dénominateur commun est leur univers, et celui-ci est immédiatement décrit comme violent, impitoyable, socialement régressif. La maturité des deux œuvres désigne donc assez clairement les contenus parfois qualifiés « d’explicite » : la violence et la sexualité sans compromis, régulières. La maturité, dans le domaine du divertissement, est donc à comprendre comme une transgression de la bienséance, de ce qu’il ne faut pas montrer pour ne pas voir son public limité. A ce sujet, la violence des œuvres dites matures est également sociale : le sexisme, le racisme, l’homophobie et la plupart des systèmes oppressifs sont présents dans ces œuvres à des niveaux bien supérieurs par rapport à notre société. Mais loin d’être une occasion d’aborder ces problèmes frontalement, il s’agit bien souvent d’un moyen d’appuyer l’obscurité d’un univers et de montrer son caractère impitoyable, reléguant ainsi ces questions à un élément décoratif. Une pratique contribuant à justifier le qualificatif de mature, mais qui, ce faisant, participe à normaliser ces oppressions en les assimilant à des éléments caractéristiques d’une société instable, plutôt que de les traiter comme le résultat d’un système politico-culturel qui les permet et les alimente, comme dans le monde réel.

Illustration du traitement médiatique de la licence The Witcher

Que l’on ne s’y trompe pas, avoir de la violence ou de la nudité sans équivoque dans une œuvre n’est pas un défaut en soi (à moins qu’elles ne soient instrumentalisées **) et cela n’empêche pas non plus de traiter de sujets profonds et sérieux. Certaines propositions sont mêmes souvent fréquemment qualifiées d’excellentes. Mais cela est-il suffisant pour en faire un contenu mature, dans le sens de la définition établie plus haut ? Tout porte à croire que non, bien au contraire. S’autoriser l’interdit, aller au-delà des conventions, chercher des sensations fortes, choquer le public, cela semble même être constitutif d’un caractère particulièrement adolescent. Un âge où l’on cherche à sortir de l’enfance, à découvrir ce que l’on nous a toujours caché, la sexualité, la violence ; un âge où l’on se cherche, où l’on veut tester ses limites et les dépasser, où l’innocence se perd sans que le sérieux ne se gagne. En cela, les caractéristiques des contenus communément qualifiés de matures se rapprochent davantage de celles de l’adolescence. Mais alors pourquoi ne pas qualifier ces œuvres d’adolescentes, ce qui serait plus exact, ou en tout cas moins éloigné sémantiquement comparé au mot mature ? Parce qu’il apparaît immédiatement que ce terme porte une connotation négative, synonyme — paradoxalement — d’immaturité. Mais aussi parce que le terme est déjà pris : lorsqu’on parle de « série adolescente » on pense spontanément au genre du « teen drama », ou du « teen movie » pour son équivalent cinématographique, c’est-à-dire des œuvres mettant en scène des personnes adolescentes. Parler d’œuvre mature, c’est s’assurer d’attirer le regard d’un public en recherche de spectacle sans concessions, sans édulcoration, sans ce que certains appelleraient à tort « censure ». Devant la surutilisation du terme, on se rend compte qu’il est presque devenu un genre, tant les œuvres qualifiées ainsi obéissent à des schémas similaires, tandis que celles pouvant légitimement s’en revendiquer en étant proche de la définition ne sont que très rarement désignées de cette façon. C’est même une expression qui semblerait n’être utilisée que pour désigner des productions que l’on pourrait assigner à la « pop culture ». Coïncidence ? Utilisation marketing ? Volonté de légitimer une œuvre envers un certain public ? Manque de réflexion de la part des médias l’employant ? Difficile de savoir, difficile de trancher. Même les séries et films adolescents ayant des thèmes sérieux et une réflexion profonde gardent leur appellation « teen ». Invoquer la maturité pour décrire ces œuvres, serait finalement symptomatique d’une vision de l’âge mûr comme étant la période d’accession à la masculinité. Car c’est presque une constante dans les productions dites matures : un personnage masculin (parfois plusieurs) acquiert ce qu’il convoite, terrasse ses ennemis en employant la violence démontrant ainsi sa puissance, trouve de l’accomplissement par la conquête sexuelle de personnages féminins, etc. Soit toutes les caractéristiques à réunir pour performer dans l’idéal masculin. Mais il y a l’art et la manière. Dans ces histoires, le (anti) héros acquiert ces caractéristiques par une brutalité hors normes, lui donnant accès à un surcroît de virilité et l’amenant dans les plus hauts niveaux de performance dans la masculinité, devenant ainsi un modèle. Dans la conception actuelle des choses, l’appellation mature ne serait donc que le sceau d’approbation d’une œuvre surperformant dans sa représentation de l’idéal masculin ***.

Euphoria, une série souvent désigneé comme “teen drama”, bien qu’elle aborde des sujets on ne peut plus sérieux voire tabous

Certes. Mais ensuite ?

Le terme « mature » est régulièrement galvaudé lorsqu’il est utilisé dans le cadre de la pop culture, difficile de le nier. Alors sachant sa définition, à quoi ressemblent les œuvres qui la suivent ? Comment créer des productions littéralement matures mais également divertissantes ? Pour rappel, la maturité est définie comme : « [la] sûreté dans le domaine du jugement, de la réflexion (en particulier en fonction de l’âge), l’âge mûr, qui suit immédiatement la jeunesse », associée aux termes sagesse, circonspection, plénitude, épanouissement. De plus, on parle bien ici de ce qui rend une thématique mature, pas de ce qui fait qu’un contenu est davantage pour les adultes, qui est un autre sujet plus large et dépend d’autres facteurs (par exemple l’âge des personnages, la présence d’humour pince sans rire, etc.). On peut dans un premier temps penser à la vision classique, pour ne pas dire déjà vue, de la maturité : celle des histoires à propos du mariage, de la parentalité, de la prise de responsabilités, des névroses de la prise d’âge, etc. Maintes œuvres en ont déjà parlé et maintes en parleront encore, ce qui n’est pas nécessairement un mal tant les sujets sont vastes et sont considérés différemment en fonction des époques. Une interprétation moins classique ? La définition des dictionnaires pourrait amener à penser à des sujets nécessitant un minimum d’expérience de vie, de recul. On pourrait alors lorgner du côté de sujets pointant vers la philosophie, comme celui de la place que l’on occupe dans le monde, son monde, la question du libre arbitre, de l’identité, et tant d’autres. Avoir un thème mature pourrait aussi consister à aborder des sujets ayant trait aux changements arrivant après l’enfance et l’adolescence. S’il serait facile de tristement penser aux factures et autres difficultés administratives (qui a réellement envie de voir un film entier sur un remplissage d’avis d’imposition ?), d’autres horizons existent comme la prise d’indépendance, la fin de l’innocence ou la découverte de soi, sujets récurrents dans la littérature ou des œuvres moins grand public. Dans une autre mesure, la maturité dans l’art consiste aussi à s’attaquer à des sujets plus sensibles, ceux pour lesquels on acquiert la capacité d’émettre un jugement et une position complexe et nuancée. Des sujets politiques, de société, à l’image du traitement du rapport entre une nation et son passé ou présent troublé voire honteux, des oppressions et lutte sociales, des tabous, … Mais l’idée derrière les définitions des termes mature et adulte pourrait également désigner un rapport au personnel, à l’intime, au soi, que l’on parviendrait à épanouir. L’identité, les désirs, le rapport au couple et aux relations, la construction d’une vie commune peuvent alors être quelques exemples convenant à cette vision.

D’un tel panel de sujets à traiter on devine la pluralité de la maturité dans l’imaginaire, sa complexité, qui ne se limite pas à des torrents d’hémoglobine ni à un déversement de violences sexuelles, racistes et tout ce qui s’ensuit. Bien sûr, il est possible de produire une œuvre mature mettant en scène une grande violence physique ou contenant des moments choquants. Mais dans ce cas, que cela soit contextualisé, déconstruit, dénoncé, traité avec respect sans être instrumentalisé sera déjà une étape vers la résolution du problème. Et tout ceci est loin d’être nécessaire pour parvenir à aborder les thématiques listées ou simplement pouvoir se revendiquer légitimement mature, même pour une œuvre de culture populaire, sans même rentrer dans la catégorie art et essai. On pourrait penser qu’une œuvre grand public de divertissement n’est pas compatible avec des sujets sérieux, pourtant les exemples sont déjà légion. De Firewatch et son traitement de la crise de la trentaine et des choix que l’on fait à un tournant de sa vie, à She-Ra sur la question du colonialisme, en passant par Vice Versa et la dépression infantile (qui démontre au passage qu’un sujet mature peut être abordé dans une œuvre cataloguée « pour enfants), la série Watchmen et la suprématie blanche, ou encore Haven et sa réflexion sur ce que peut traverser un jeune couple, dans les bons comme les mauvais moments, pour se construire. Les œuvres matures accessibles à toutes et tous sont déjà une réalité, elles ne se sont simplement pas revendiquées comme telles. Parce qu’elles n’en ont pas besoin.

* : Le Cyberpunk est un sous-genre de la science-fiction, faisant référence à des univers le plus souvent dystopiques où le transhumanisme, l’informatique et le capitalisme sont poussés à l’extrême et imbriqués. On peut citer des œuvres comme Le Neuromancien, Blade Runner, Altered Carbon ou encore Ghost In The Shell.

** : Pour plus de détails, voir cette excellente série de vidéos sur les violences sexuelles à l’écran : https://www.youtube.com/watch?v=I2_JSky1mEY

*** : Réflexion et sources sur la masculinité dans la culture : https://milien.medium.com/d%C3%A9masquer-la-virilit%C3%A9-a38c08c25e51

Merci d’avoir lu jusqu’au bout ☺!

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Zigoto gratte-papier 🦉 Société, luttes sociales, pop culture et tout un tas de bidules en tout genre. Photo par Macowka. Instagram : @hemi_lien