L’éducation sexuelle : ni un luxe, ni une luxure

Hemi_lien
9 min readMar 26, 2021
Extrait du “Petit manuel Sex Education” par Charlotte Abramow

En mars 2018, un sondage réalisé pour Sidaction illustrait à quel point les jeunes français·es de 15 à 24 ans s’estimaient mal informés sur le VIH [1]. On apprenait ainsi que 20% admettaient ne pas avoir assez d’informations sur le sujet, qu’une personne sur cinq pensait que le virus pouvait être transmis en embrassant quelqu’un de séropositif et que la pilule du lendemain avait la capacité d’empêcher la transmission du virus. Dans le même temps, les chiffres de la contamination par le VIH avaient augmenté de 24% par rapport à 2007. Tout cela serait dû dans un premier temps par l’arrêt (ou en tout cas la forte diminution) des campagnes de prévention de la transmission du VIH. En conséquence, la maladie fait moins peur, on pense d’avantage qu’il est possible d’en guérir, les pratiques à risque se banalisent, les idées reçues s’ancrent davantage, … Mais parallèlement à cela, un problème plus profond contribue à cet état de fait : le manque flagrant d’une éducation sexuelle de qualité. La question de la contraception et des infections sexuellement transmissibles est la plus abordée dans les cours de sensibilisation (d’aucuns diraient la seule), et pourtant le constat est là : le SIDA concerne directement de plus en plus d’ados et de jeunes adultes. Il est clair que l’environnement scolaire et social ne garantissent pas l’enseignement sexuel attendu, pour le peu qui daigne être abordé. Peu peuvent se targuer d’avoir entendu parler de sujets autres que la contraception et le fonctionnement (partiel, évidemment) des organes reproducteurs. En plus d’être souvent orientées sous un angle plus ou moins puritain, les interventions omettent trop fréquemment des notions pourtant essentielles à la construction d’une sexualité épanouie et à des relations saines. Ce qui, ô surprise, n’est pas sans conséquences sur les relations sociales et la société en général.

En l’absence d’éducation sexuelle exhaustive (ou du moins non superficielle) et devant le mutisme de beaucoup de parents sur le sujet avec leurs enfants, les plus jeunes en quête de réponses s’informent comme ils et elles peuvent. Une question à une cousine ou un cousin déjà expérimenté·e, un·e gynécologue de confiance, les précieuses informations sont glanées çà et là. Mais pour beaucoup, la confrontation se fait en ligne avec la pornographie, devenue bien plus facile d’accès qu’au temps de leurs aînés, alors constituée de magazines ou de films cassette, honteusement cachés à l’abri des regards indiscrets. Une pratique loin de concerner une simple minorité : d’après une étude de l’Observatoire de la Parentalité et de l’Education Numérique (OPEN) de 2017 [2], « la moitié des adolescents de 15 à 17 ans (51 %) déclare avoir déjà surfé sur des sites pornographiques en 2017, contre 37 % en 2013, soit une augmentation de 14 points. Soixante-huit pour cent d’entre eux voient leur premier film X entre 13 et 15 ans ». Seulement, l’omniprésence des comportements abusifs au sein du contenu pornographique grand public devient la référence pour les jeunes en pleine construction de leur représentation de la sexualité. La domination masculine systématique, les relations pénis-centrées, le consentement souvent négligé, le culte de la performance, le plaisir féminin moins privilégié, la prédominance des fantasmes masculins, sont quelques exemples de ce qui sera intégré comme la marche à suivre, la réalité des pratiques, façonnant les idéaux. Tout cela sans même parler du cis-centrisme et de l’hétéro-centrsime. Les conséquences sont ensuite évidentes : l’intégration de ce qui est vu, puis l’imitation lorsque l’occasion se présente, pour une part importante de jeunes. Toujours selon le sondage précédent, « 44% des ados ayant eu des rapports sexuels ont déjà essayé de reproduire des pratiques vues dans des films », preuve s’il en est de l’influence et de l’intégration des comportements observés. Une absence de recul d’ailleurs fréquemment dénoncée par les actrices elles-mêmes [3]. L’influence ne s’arrête pas à l’âge adulte : profondément ancrée dans les esprits, elle continue de guider la vie, non seulement sociale en participant à considérer comme normale la domination et l’objectification des femmes tout en légitimant les comportements abusifs, mais aussi la vie sexuelle. En mars 2020, l’association #NousToutes livrait les résultats de son enquête sur le consentement où l’on apprenait, entre autres chiffres édifiants, que plus d’une répondante sur deux parmi les 96 000 « déclare avoir fait l’expérience avec un ou plusieurs partenaires d’un rapport sexuel avec pénétration non consenti » [4]. La notion de demande et de respect du consentement est ainsi encore loin d’être totalement acquise, même par des adultes, ce qui dénote une fois de plus d’un manque cruel d’éducation et d’une culture problématique qui normalise la soumission des femmes. Le consentement, également ignoré lorsque des femmes témoignent recevoir des photos à caractère sexuel non sollicitées ou encore lors du harcèlement de rue, est pourtant le niveau zéro du respect entre les personnes, dans la sphère publique ou intime. C’est en cela qu’il est plus que nécessaire qu’une éducation à cette notion soit mise en place dès le plus jeune âge. A la fois pour combler le vide étouffant de l’état actuel de l’éducation sexuelle, mais aussi pour prendre de court les autres modèles néfastes. En plus du consentement, une ignorance sur d’autres sujets fondamentaux de la sexualité est observée chez les jeunes français·es. Un long (mais néanmoins très accessible) rapport du Haut Conseil pour l’Egalité femmes-hommes révélait entre autres que « une fille de 13 ans sur deux et une fille de 15 ans sur 4 ne sait pas qu’elle a un clitoris et 83 % des filles et 68 % des garçons de 3e et de 4e ne connaissent pas la fonction du clitoris » et que « 84 % des filles de 13 ans ne savent pas comment représenter leur sexe alors qu’elles sont 53 % à représenter correctement le sexe masculin » [5]. Une méconnaissance de l’organe qui peut avoir des conséquences sur la compréhension de son corps ou de celui de sa partenaire ainsi que sur la capacité à (se) donner du plaisir. Le clitoris figurant dans les manuels scolaires depuis seulement 2017, l’ignorance de longue date a contribué à faire prospérer le mythe de la difficulté d’accessibilité de l’orgasme dit féminin, alors même que l’organe le mieux innervé du genre humain était sous les yeux du monde.

Ces quelques lacunes, déjà aux conséquences préoccupantes voire dramatiques, n’en sont que quelques-unes parmi d’autres. On pourrait ainsi citer le tabou de la masturbation féminine, la lutte contre les clichés homophobes et transphobes, la stimulation prostatique chez les hommes hétérosexuels, la question des stéréotypes de genre et de l’identité de genre, l’avortement, la communication des désirs et envies, les différentes orientations sexuelles (bi, homo, pan, …), la prise de recul envers la pornographie et les représentations hétéronormées, le syndrome pré-menstruel, les troubles physiques (endométriose, vaginisme, anorgasmie, …), les différents types de relations (libre, polyamour, …), les violences sexuelles et sexistes, … Bien qu’il s’agisse d’une liste non exhaustive, rares sont celles et ceux qui peuvent témoigner d’avoir été sensibilisé·e·s à quelques-uns de ces sujets durant leur scolarité. Et pourtant, chacun d’eux est à l’origine de mal-être ou de troubles sociaux, dont les concerné·e·s n’ont parfois aucune idée de leur nature. Rien que la question de la domination masculine et des relations pénis-centrées influe énormément la façon dont les plus jeunes voient leur première expérience (prétendument atteinte uniquement par la pénétration pénis dans vagin, douloureuse et passive quand on la subi). La liste est longue, les sujets vastes et complexes, à aborder avec soin et bienveillance. Impossible donc de se contenter d’une pauvre séance annuelle d’une heure. Une logique qui n’est visiblement pas arrivée jusqu’à la direction des établissements scolaires (lesquels sont 25% à ne pas avoir mis en place de séance d’éducation sexuelle malgré l’obligation ministérielle), préférant s’obstiner à une séance ou deux par cycle scolaire sur les éternelles thématiques de la reproduction [5].

Pourtant, l’éducation sexuelle peut et doit se faire dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité. Bien évidemment les réactions outrées ne se font pas attendre quand les mots sexe et maternelle apparaissent dans la même phrase. Et avec elles leur lot d’hypothèses fantasques comme « On va apprendre aux enfants à se masturber ! », « Ils vont avoir envie de se mettre à coucher plus tôt avec ça ! » ou « Ça ne les concerne pas, il est inutile de commencer à les pervertir si jeunes ». D’une part, il est évident que, comme pour les autres matières, l’enseignement sexuel se fait progressivement, en commençant par des sujets généraux. Ne pas parler de sexualité aux enfants n’aura pas pour effet de les empêcher d’y penser et d’y parler entre eux et il serait naïf de croire que le sujet n’est pas évoqué dès le plus jeune âge. Les témoignages d’agressions sexuelles entre enfants sont nombreux, et avec eux le tabou, le silence et l’inaction du personnel encadrant [6]. Là encore, le problème est présent, mais toujours masqué, invisibilisé, nié, justifié. C’est pourquoi il est nécessaire de s’y attaquer avant qu’ils ne se produise. En apprenant la notion de consentement, mais aussi en dédiabolisant la non-hétérosexualité, en luttant contre les clichés de genre ou encore en précisant les bons et mauvais comportements dans les relations amoureuses. Stigmate d’un certain puritanisme, le sujet de l’éducation sexuelle est encore tabou dans beaucoup de familles, empêchant les enfants et adolescent·e·s d’avoir des réponses à leurs questions ou de ne pas subir les stéréotypes intégrés par leurs parents durant leur propre éducation. Un silence de censure, à la fois nocif pour l’ouverture à la sexualité mais qui contribue aussi à la pérennité de sa diabolisation, dont les conséquences sur la considération des femmes sont toujours bien trop vives. C’est pourquoi le milieu scolaire est privilégié pour aborder ces sujets, avec l’aide d’un personnel formé (par exemple des associations de sensibilisation décidées à brasser des thèmes larges), encore une fois pour éviter la propagation des stéréotypes intégrés.

En regardant au-delà des frontières, rien ne s’oppose à constater que les pays ayant mis en place l’éducation sexuelle régulière dès la maternelle ne connaissent pas d’épidémie de masturbation infantile. Aux Pay-Bas par exemple, les initiatives de sensibilisation se font dès 4 ans et ce depuis un moment déjà. Les enfants sont libres de poser les questions qu’ils et elles veulent, lesquelles sont répondues avec sincérité. Il en résulte que les taux de grossesses indésirées sont un des plus faibles au monde avec 8,6 grossesses interrompues sur 1000 [7]. Au Royaume-Uni, le programme (étendu à toutes les écoles publiques et privées) porte le nom de « sex and relationship education » et vise à éduquer les enfants aux relations de couple saines à travers le consentement et l’épanouissement, avant de traiter les sujets plus directement liés à la sexualité plus tard dans la scolarité. En France, même si l’éducation souffre d’un retard aussi lourd qu’handicapant, les initiatives extra-scolaires fleurissent ici et là. Santé Publique France a lancé le site internet « on sexprime » visant à rassurer et informer les jeunes sur le début de leur vie sexuelle [8]. Mieux encore : à l’occasion de la sortie de la deuxième saison de sa série Sex Education, Netflix France avait lancé un « petit manuel » sur le sujet. Plus qu’un simple objet promotionnel (en dehors du titre, la série y est vaguement mentionnée), il s’agit d’un véritable guide couvrant de nombreux sujets, des stéréotypes au consentement en passant par les orientations sexuelles et les identités de genres. Réalisé par la photographe et réalisatrice Charlotte Abramow, il parvient à être plus complet que beaucoup d’ouvrages scolaires sur le sujet, en plus de mettre en scène tous types de sexualités et de représentations, loi des standards conformistes de la photographie. Rempli de bienveillance et d’humour, il est à mettre dans toutes les mains [9]. Des podcasts animés par des gynécologues aux chaînes YouTube dédiées aux interrogations diverses et variées, les projets portés par la société civile permettent de prendre le pas sur les manques de l’éducation nationale [10]. Plus que jamais, la question de la sexualité et de l’éducation sexuelle ne doit plus être l’éléphant dans la pièce mais doit être décomplexée, non seulement pour la santé et l’épanouissement de chacun et chacune, mais aussi pour le changement social positif qu’elle peut apporter.

[Article initialement publié dans le journal “Le Poulpe Enchaîné” en octobre 2020, reposté ici dans son aspect d’origine]

Références :

[1] Chiffres sur les jeunes et le VIH : https://www.sidaction.org/actualites/sondage-ifop-et-bilendi-les-francais-linformation-et-la-prevention-du-sida-654

[2] L’étude de l’OPEN : https://www.open-asso.org/actualite/2017/03/exclu-ados-et-porno-une-etude-de-lopen-et-lifop/

[3] Les messages reçus par l’ancienne actrice Nikita Bellucci https://twitter.com/NikitaBellucciX/status/952800660491259905

[4] Les résultats de l’enquête #NousToutes : https://twitter.com/NousToutesOrg/status/1234716966931369984 et https://drive.google.com/file/d/1ho4EFPtsPAUpfYNOydbpn6C0HF82JaHA/view. Précision : l’enquête a plus valeur de recueil de témoignages à grande échelle que de sondage représentatif de la population française.

[5] Rapport du Haut Conseil pour l’Egalite femmes-hommes sur l’éducation sexuelle : http://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_education_a_la_sexualite_2016_06_15_vf.pdf

[6] Une enquête sur des faits d’agressions sexuelles entre enfants : https://www.madmoizelle.com/agressions-sexuelles-enfants-tabou-848881

[7] L’éducation sexuelle aux Pays-Bas : https://www.facebook.com/AmericaVersusbyattn/videos/1802529110055340/?v=1802529110055340

[8] Le site lancé par Santé Publique France : https://www.onsexprime.fr/

[9] Le petit manuel Sex Education par Charlotte Abramow, en partenariat avec Netflix : https://sexeducation.fr/assets/data/le_petit_manuel_sex_education.pdf

[10] Quelques exemples : le podcast Coucou le Q : https://www.deezer.com/fr/show/57553 et la chaîne Youtube Parlons peu… mais parlons ! : https://www.youtube.com/channel/UChMBRboapaPi9fNnr0O76sg

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