Mourir les yeux ouverts

Hemi_lien
9 min readJun 19, 2021

Gisèle Halimi hier et aujourd’hui

Avertissement : cet article mentionne des faits de torture et viols pouvant heurter la sensibilité.

N’ayant épargné rien ni personne, l’année 2020 aura aussi emporté Gisèle Halimi. Comme si cela ne suffisait pas, comme si les mouvements des droits des femmes n’avaient pas encore été assez malmenés. Tandis que le voile d’impunité couvre toujours davantage les hommes criminels, un phare pour les femmes, s’éteignait. Dans cet obscur début de décennie, le cinéma, la littérature, la politique, couvre ses violeurs peu avant que celle qui jadis les combattit ne disparaisse. Les récits de la vie et des victoires de Gisèle Halimi, en articles, en livres, en documentaires ou en films ne manquent pas. Son départ fut richement garni d’hommages, notamment dans Le Monde, journal où elle écrivit régulièrement [1]. Une vie riche, qu’il serait injuste de ne pas raconter une fois de plus, alors que les débats sur sa panthéonisation resurgissent. Tout en rappelant que ses luttes, autrefois décriées, sont aujourd’hui louées par ceux-là mêmes conspuant les actions de ses héritières se plaçant dans sa lignée.

Aujourd’hui célébrée par des hommes fustigeant le supposé extrémisme des féministes actuelles en opposition à sa prétendue bienséance et sa conciliation, oubliant bien hypocritement qu’elle fut l’objet des mêmes critiques venant de mêmes individus en son temps. Il est ainsi édifiant de retrouver l’héritage de ses combats et des attaques qu’elle a subies dans les actualités précédant sa disparition.

Née en Tunisie, partie en France pour ses études de droit, revenue de l’autre côté de la Méditerranée pour le barreau, elle y défendit des militants de l’indépendance algérienne, notamment Djamila Boupacha, une militante torturée et violée par des soldats français. Dès lors, la défense des femmes et des colonisé·e·s fut sa cause, entraînant dans son sillage des personnalités telles que Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Son coup d’éclat fut celui du procès de Bobigny en 1972 où elle défendit une fille et sa mère pour avoir pratiqué un avortement. Une brillante plaidoirie plus tard et l’acquittement était obtenu, ouvrant la voie à la loi Veil de 1975. Nouveau fait d’armes en 1978 lorsqu’elle défendit deux femmes accusant trois hommes de viol. Malgré les bousculades, les injures et les menaces, elle obtient leur condamnation et marque la première étape vers la loi de criminalisation du viol en 1980. Députée sous Mitterrand puis ambassadrice de la France auprès de l’UNESCO, en passant par l’écriture d’ouvrages féministes, son étincelante carrière n’avait d’égal que la violence de ses détractrices et détracteurs. Surtout ses détracteurs.Aujourd’hui célébrée par des hommes fustigeant le supposé extrémisme des féministes actuelles en opposition à sa prétendue bienséance et sa conciliation, oubliant bien hypocritement qu’elle fut l’objet des mêmes critiques venant de mêmes individus en son temps. Il est ainsi édifiant de retrouver l’héritage de ses combats et des attaques qu’elle a subies dans les actualités précédant sa disparition.

Car quelques jours avant sa mort en juillet, une polémique éclatait à la mairie de Paris. Deux élues écologistes, Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu, nouvellement arrivées au conseil municipal après les dernières élections, ont obtenu la démission de Christophe Girard, adjoint à la culture depuis 2001. Cet ami proche d’Anne Hidalgo est en effet mis en cause, entre autres, dans l’affaire Gabriel Matzneff, du nom de cet écrivain reconnu dans le milieu de la littérature, sous le coup d’une enquête pour viols commis sur mineurs depuis la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement. Elle y décrit avoir été sous l’emprise de l’auteur avec qui elle a notamment eu des relations sexuelles dès 14 ans dans les années 80. Plusieurs enquêtes [2] révélaient que l’élu aurait fourni aides financières et matérielles à l’écrivain, notamment un appartement dans Paris, payé par la fondation Yves Saint-Laurent par l’intermédiaire de Christophe Girard, alors secrétaire général, notamment en charge des factures. Cet appartement, comme l’écrit Vanessa Springora, servait de résidence secondaire et aurait été utilisé afin d’échapper à la brigade de protection des mineurs. Dans son livre consacré à sa relation avec cette dernière, Gabriel Matzneff dédie son ouvrage à Christophe Girard en plus de retranscrire plusieurs de leurs échanges, notamment un où le futur lui assure : « Nous nous occupons de tout, les repas, tout. ». Plus tard, alors entré à la mairie de Paris comme adjoint à la culture, Christophe Girard se serait « démené », d’après les dires, pour faire obtenir à l’auteur une subvention auprès du Conseil National du Livre (CNL), une aide très rarement accordée. Tous ces éléments et d’autres encore [2] amènent de nombreuses personnes à penser que Christophe Girard était au courant que Gabriel Matzneff entretenait une relation avec une mineure. C’est le cas d’associations féministes et des deux élues écologistes qui ont donc demandé et obtenu la démission de l’adjoint, au nom de la moralisation de la vie publique. Une victoire qui n’a cependant pas plu à Anne Hidalgo, dénonçant le coup de pression et demandant le renvoi des deux femmes. Il n’aura pas fallu beaucoup plus de temps pour qu’arrivent ensuite des torrents de haine en ligne sous la forme d’insultes, de harcèlement et de menaces envers les deux militantes, vues comme des féministes extrémistes, notamment par Girard lui-même. Était ensuite ressorti un extrait vidéo d’une interview d’Alice Coffin datant de 2018 dans lequel elle affirmait : « Ne pas avoir un mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, à ne pas être tuée, à ne pas être tabassée. » [3]. Des propos qui ont déclenché une haine d’une intensité si forte qu’elle est désormais régulièrement contrainte d’accepter une protection policière.

Déjà, il y a plus de 40 ans, dans ses prises de parole, Gisèle Halimi parlait de sexisme systémique, de misogynie bienveillante, des privilèges masculins, d’oppression des hommes et de la détermination vindicative avec laquelle ceux-ci s’opposent aux tentatives de faire tomber un système de domination

C’était donc dans ce climat que Gisèle Halimi s’était éteinte. Et c’est ainsi que nombreux furent ceux qui l’érigèrent en modèle d’un féminisme supposément respectable et respectueux en opposition à celui d’Alice Coffin, affublé du terme éculé « d’extrémiste ». Outre l’habituel réflexe condescendant que l’on décèle ici — des hommes pensant expliquer aux femmes comment mener leur lutte pour leurs droits alors qu’ils constituent eux-mêmes la classe dominante — il apparaît également qu’au contraire, les combats des deux femmes vont de pair.Déjà, il y a plus de 40 ans, dans ses prises de parole, Gisèle Halimi parlait de sexisme systémique, de misogynie bienveillante, des privilèges masculins, d’oppression des hommes et de la détermination vindicative avec laquelle ceux-ci s’opposent aux tentatives de faire tomber un système de domination [4]. Des termes et des concepts régulièrement rappelés et remis en avant par les associations et militantes féministes actuelles, avec la même critique venant d’hommes, celle-là même que subissait Gisèle Halimi dans sa lutte. L’idée qu’elles iraient trop loin, qu’elles promouvraient la haine des hommes, qu’un rien les insurge, et autres habituelles rengaines. De l’autre côté, ce qu’affirmait Alice Coffin à propos de la sécurité que procure le fait de ne pas avoir de conjoint, ou de la représentation lesbienne dans son livre n’est rien de plus que la réalité des violences sexuelles et sexistes et des modèles dominants en France. Les actes de viols et d’agressions sexuelles sont d’ailleurs commis à 75 % par des conjoints ou ex-conjoints, également responsables d’un féminicide tous les trois jours [5]. Il n’y a donc rien d’haineux dans de tels propos, simplement le rappel des chiffres et du constat qu’être en couple avec un homme est une exposition à un risque de violences conjugales, les auteurs étant quasi uniquement masculins. Mais comme toujours dans ce genre de déclaration, il est intellectuellement plus aisé de s’indigner que de remettre en cause ses certitudes, sortir de sa zone de confort et constater ses privilèges. Et comme toujours, ce sont avant tout des hommes à l’origine de ces insultes et de ces critiques, scandalisés que l’on puisse s’attaquer à l’un des leurs, terrifiés d’être peut être le prochain à devoir assumer des actes inacceptables. Ce sexisme institutionalisé ici dénoncé est le même que prenait pour cible Gisèle Halimi, avec la même véhémence. Cette volonté de justice envers les victimes de violeurs que défendent Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu, a fortiori ceux protégés au gouvernement, est la même pour laquelle s’est battue toute sa vie l’avocate qui s’en est allée l’été dernier. Tenter de les opposer n’est qu’une preuve, au mieux d’une ignorance du sujet que l’on aborde, au pire d’une malhonnêteté intellectuelle dans laquelle on se complait.

Comme le disait Gisèle Halimi, le féminisme est, comme toute cause sociale, une question de lutte contre un système de domination et de soumission. Et c’est pourquoi on voit souvent, de la part de la classe dominante, des tentatives de dévaloriser les combats

La rhétorique visant à décrédibiliser le combat actuel est exactement ce que décrivait Gisèle Halimi lorsqu’elle évoquait la résistance face à la lutte pour le rééquilibre du rapport de force. Louer une idée fantasmée (du point de vue des hommes, en position de pouvoir) du féminisme d’antan, soi-disant respectable et sage (comprendre qui ne fait pas de vagues), est une des techniques habituelles d’instrumentalisation de l’Histoire. Dans les années 1970, on valorisait les luttes des années 40 et de début de siècle pour leur prétendu pacifisme. Pourtant, il y a plus d’un siècle, on pouvait déjà observer des actions coup de poing, bien plus jusqu’au-boutistes qu’une éviction d’élu municipal. Comme cette fois où les célèbres Suffragettes d’Emmeline Pankhurst mirent le feu à un club de cricket, après s’être fait répondre que les femmes y étaient autorisées car sinon personne ne préparerait le thé [6]. Comme le disait Gisèle Halimi, le féminisme est, comme toute cause sociale, une question de lutte contre un système de domination et de soumission. Et c’est pourquoi on voit souvent, de la part de la classe dominante, des tentatives de dévaloriser les combats. Parfois implicitement, comme lorsqu’Emmanuel Macron déclarait dans son hommage que « Pour Gisèle Halimi, le féminisme était un humanisme », niant ainsi les combats menés spécifiquement contre le système patriarcal et hiérarchisant deux luttes indépendantes afin d’en rendre une moins louable que l’autre [7]. Parfois directement, quand le même président suspendait sa panthéonisation en sous-entendant que ses combats avaient un caractère controversé ou quand le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti tonnait que le féminisme ne se faisait pas dans la rue, ni sur les réseaux sociaux. Il est tristement curieux de remarquer qu’un avocat aux positions antiféministes était nommé ministre, peu avant le décès d’une autre avocate, elle féministe. Un avocat des indéfendables contre une avocate des indéfendues. Mais comme un passage de relais, la volonté de condamner les violeurs ressurgissait, qu’ils soient au gouvernement ou dans la culture. Une volonté qui ne faillait pas les mois suivants. Avec l’éternel constat de leur protection indéfectible par leurs pairs. Tout aussi éternel que sera l’opposition au combat de celles qui ne demandent rien de plus que leurs droits. Mais ce combat aussi, est de ceux menés sans relâche. Gisèle Halimi était un modèle d’hier pour les militantes d’aujourd’hui, tout comme Alice Coffin et tant d’autres sont celles d’aujourd’hui dont on se souviendra du combat demain.

« Je mourrai les yeux ouverts »,

Gisèle Halimi, citant Marguerite Yourcenar

NdA : Cet article a été initialement imaginé et écrit en septembre 2020, au sein du projet Parlons Diversités. Le but était alors de réagir à la mort de Gisèle Halimi et à son traitement médiatique en partageant cette réflexion au sein d’un réseau professionnel, a priori non familier aux questions de luttes pour les droits des femmes. La diffusion initiale ayant été annulée, nous avons choisi de finalement publier l’article, cette fois-ci accessible à toutes et tous, estimant que son contenu pourrait être somme toute intéressant à qui le lirait. Pour davantage de réflexions autour de ce sujet, se référer aux ressources ci-après.

Références :

[1] Un retour sur la carrière, les combats et les œuvres de Gisèle Halimi : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/07/28/l-avocate-gisele-halimi-defenseuse-passionnee-de-la-cause-des-femmes-est-morte_6047506_3382.html

[2] Un résumé des enquêtes à propos des liens entre Christophe Girard et Gabriel Matzneff ici : https://twitter.com/marineturchi/status/1286350725157728258?s=20, ainsi que les principaux articles sur l’affaire :

https://www.mediapart.fr/journal/france/270720/derriere-la-demission-de-christophe-girard-des-repas-avec-matzneff-payes-par-la-ville

https://www.nytimes.com/fr/2020/03/07/world/europe/christophe-girard-gabriel-matzneff-pedophile.html

[3] Les origines du harcèlement d’Alice Coffin : https://www.lavoixdunord.fr/845151/article/2020-07-29/cyberharcelement-alice-coffin-l-elue-qui-fait-tomber-christophe-girard-porte

[4] Un extrait d’une interview de Gisèle Halimi (de nombreux autres extraits sont disponibles sur le site de l’INA) https://twitter.com/ellensalvi/status/1288085297788604417?s=20

[5] Les chiffres des violences conjugales : https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/publications/droits-des-femmes/lutte-contre-les-violences/premiers-resultats-de-lenquete-virage-violences-et-rapports-de-genre/

[6] L’anecdote sur les Suffragettes : https://www.cricketcountry.com/articles/suffragettes-burned-down-pavilion-of-nevill-ground-tunbridge-wells-25094

[7] A ce propos, dans son livre La Cause des Femmes, Gisèle Halimi écrivait : « En cela, l’universalisme des droits humains n’engendre qu’une universalité trompeuse. L’humanisme, qui a phagocyté la femme sous le prétexte de la fondre dans l’individu — masculin — constitue le piège le plus redoutable de nos démocraties modernes. »

Bonus : Pour une autre réflexion sur l’engagement d’Alice Coffin : https://www.madmoizelle.com/alice-coffin-polemique-1060350. Lire également son livre Le Génie Lesbien pour comprendre ses engagements et revendications.

--

--

Hemi_lien

Zigoto gratte-papier 🦉 Société, luttes sociales, pop culture et tout un tas de bidules en tout genre. Photo par Macowka. Instagram : @hemi_lien